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Tu était un enfant d’une beauté parfaite et tes yeux bleu de nuit regardaient au loin tandis que tes doigts minuscules s’agrippaient fermement à mon pouce, comme si tu avais voulu m’arracher l’anneau d’or des chevaliers. Ce fut de mon cœur que tu t’emparas, ô mon fils, et jamais rien de tel ne m’était arrivé jusqu’alors. Tu es mon fils et à cela tu ne peux rien.

Ainsi donc, un jour, rassemblant tout mon courage, j’invitai Sabine, Épaphroditus et Lausus à m’accompagner à la Maison dorée, dans la partie terminée du palais. J’avais choisi pour demander audience, cette heure de l’après-midi où je savais que Néron, après un bon repas et un bain rafraîchissant, se disposait à boire encore et à goûter maints plaisirs jusque fort avant dans la nuit. Des artistes mettaient la dernière touche aux fresques des couloirs et la salle des banquets circulaire, étincelante d’or et d’ivoire, était à demi achevée.

Néron était en train d’examiner les plans d’une gigantesque statue à son effigie, qui devait être érigée en face de la galerie de gauche. Il me montra les croquis et manifesta son estime au sculpteur en me présentant à lui, quoique nous ne fussions pas du même rang. Je n’en fus pas offensé, car l’important était que Néron fût dans de bonnes dispositions.

Il renvoya volontiers l’homme de l’art lorsque je lui demandai un entretien en tête à tête et puis, se frottant la joue d’un air coupable, il me dit que lui aussi avait depuis quelque temps besoin de me parler, mais qu’il avait toujours repoussé cet entretien car il répugnait à me chagriner.

J’expliquai alors, avec force circonlocutions, que je n’avais jamais ménagé ma peine pour le service de la ménagerie de Rome, et qu’à présent cette tâche devenait trop lourde pour moi, surtout depuis qu’une nouvelle ménagerie était en construction à côté de la Maison dorée. Je me sentais incapable de mener à bien cette entreprise avec tout le goût nécessaire et je lui serais donc extrêmement reconnaissant de me libérer de ma charge.

Quand Néron comprit à quoi tendait mon long discours, son visage s’éclaira et avec un grand rire de soulagement il me tapota dans le dos, de très amicale façon, pour me manifester sa bienveillance.

— Ne t’inquiète pas, Minutus. J’accéderai à ta requête, d’autant plus volontiers que je cherchais une excuse pour te retirer ta charge. Depuis cet automne, tu es en butte aux attaques de maints personnages influents qui te reprochent le manque de goût et la cruauté inutile des jeux que tu as organisés aux dépens des chrétiens. On m’a réclamé ta démission. Et je dois reconnaître que certains détails de la représentation étaient assez dégoûtants, même si les incendiaires méritaient leur châtiment. Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses abuser de ma confiance et t’arranger pour faire jeter ton frère adoptif aux fauves, dans le but de régler certaines questions d’héritage.

J’ouvris la bouche pour me défendre contre cette accusation démentielle, mais Néron poursuivit :

— Les affaires de ton père sont si compliquées et si obscures que je n’ai pas encore été remboursé de mes frais. On murmure qu’en complet accord avec lui, tu as dissimulé la plus grande partie de sa fortune, pour tromper l’État et me tromper. Mais je ne le crois pas, car je sais que ton père et toi ne vous accordiez pas. Si je me trompais, je serais obligé de te bannir de Rome. Je soupçonne gravement la sœur de ton père de s’être suicidée pour éviter un juste châtiment. J’espère que tu ne verras aucun inconvénient à ce que les magistrats examinent de près tes livres de comptes. Je ne serais jamais allé jusque-là si, à cause de l’attitude de certaines personnes, je ne me retrouvais pas dans un tel besoin d’argent. Ils se vautrent sur leurs sacs d’or sans vouloir aider l’empereur à acquérir une demeure décente. Imagines-tu cela ? Sénèque, même Sénèque n’a pas daigné m’envoyer plus de dix millions de sesterces, lui qui autrefois prétendait vouloir me donner tout ce qu’il possédait, alors qu’il savait bien que pour des raisons politiques, je ne pouvais accepter son offre. Et Pallas trône sur son tas d’or comme une grosse putain. On m’a raconté que quelques mois avant l’incendie, tu as vendu les immeubles de rapport et les terrains que tu possédais dans les quartiers qui ont été détruits ensuite pas le feu, et qu’avec l’argent dégagé, tu as acheté à Ostie des terrains bon marché qui ont pris depuis une valeur surprenante. Tant de perspicacité éveille les soupçons. Si je ne te connaissais pas, je pourrais t’accuser d’avoir pris part à la conspiration chrétienne.

Sur ces derniers mots, il s’esclaffa. Je saisis l’occasion de lui faire remarquer fièrement que ma fortune avait toujours été à sa disposition, mais, ajoutai-je, je n’étais pas aussi riche qu’on le prétendait. C’est pourquoi, je ne méritais pas que mon nom fût accolé à celui de gens comme Sénèque ou Pallas. Mais Néron me tapota dans le dos.

— Ne prends pas ombrage d’une innocente plaisanterie, Minutus. Il vaut mieux pour toi savoir ce qu’on raconte sur ton compte. Et l’empereur est dans une position difficile. Il doit prêter l’oreille à toutes les voix et ne sait jamais laquelle est sincère. Mais il me semble à moi que tes actes sont plus l’effet de la niaiserie que du calcul, je ne puis donc pousser la rigueur jusqu’à confisquer tes biens à cause des crimes de ton père et de commérages. Tu seras assez puni si je te retire ta charge pour incompétence. Mais je ne sais qui mettre à ta place. Il n’y a pas de candidats pour ce poste sans importance politique.

Quant à cette importance, j’aurais pu dire une ou deux choses mais je préférai saisir l’occasion de suggérer que la ménagerie fût confiée à Épaphroditus et Sabine. Dans ce cas, je ne demanderais aucun dédommagement et les magistrats n’auraient pas besoin de vérifier mes comptes. Mais il fallait d’abord nommer Épaphroditus chevalier.

— Dans aucune loi romaine il n’est fait allusion à la couleur de la peau des chevaliers, dis-je. La seule condition requise est un certain revenu annuel, après quoi cela ne dépend plus que de ton bon plaisir. Et à Néron rien n’est impossible, je ne l’ignore pas. Si tu crois pouvoir examiner ma suggestion, faisons venir Épaphroditus et Sabine. Ils parleront pour eux-mêmes.

Néron connaissait Épaphroditus de vue et de réputation et avant mon divorce avait probablement ri avec mes autres amis de mon aveuglement. À présent, il trouvait fort amusant que j’intervinsse auprès de lui en sa faveur. Son amusement s’accrut visiblement lorsqu’il vit Sabine et Lausus et put comparer la complexion et la chevelure de l’enfant avec celles d’Épaphroditus.

Je suppose que tout cela ne fit que renforcer la conviction de Néron que je n’étais qu’un homme stupide et crédule. Mais je n’avais que du bénéfice à tirer de pareille opinion. Je ne pouvais en aucun cas me permettre de laisser les magistrats examiner mes livres de comptes, et si Néron s’imaginait que le dresseur de fauve s’était installé dans la place à mes dépens, je n’y voyais rien à redire.

En fait, Néron fut séduit par la démonstration de force que serait l’inscription du nom d’Épaphroditus sur les rôles du temple de Castor et Pollux. Il était assez fin politique pour deviner quel écho une telle mesure aurait dans les provinces africaines. Il prouverait ainsi que sous son principat, les citoyens étaient tous égaux, indépendamment de la couleur de leur peau.

La manœuvre réussit à merveille. En même temps qu’il nommait Épaphroditus chevalier, il donnait son accord au mariage de Sabine et du dresseur de fauve, et les autorisait à adopter l’enfant qui jusqu’alors avait été enregistré comme mon fils.

— Mais je l’autorise à utiliser encore le nom de Lausus en souvenir de toi, noble Manilianus, dit Néron d’un ton moqueur. C’est un geste généreux que de mettre l’enfant sous la complète responsabilité de sa mère et de son beau-père. Par là, tu montres ton respect de l’amour maternel en refusant de céder à l’appel du sang, car l’enfant te ressemble comme deux gouttes d’eau.