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M’efforçant de surmonter ma tristesse, je levai ma coupe en l’honneur d’Antonia et la louai d’avoir su faire preuve de jugement en repoussant les avances de Néron. Elle avoua pour finir qu’elle avait bien dû lui donner un ou deux baisers fraternels, pour qu’il ne fût point trop humilié par son refus.

Antonia renonça à insister encore pour t’inscrire dans son testament, et chacun à notre tour nous te prîmes sur nos genoux, en dépit de tes hurlements et de tes coups de pied. Ainsi reçus-tu les noms de Clément Claudius Antonianus Manilianus, et c’était là un héritage bien lourd pour un seul enfant.

Ce même soir, à l’instant de monter dans sa litière, Antonia me donna un baiser fraternel puisque désormais nous étions légalement, quoique secrètement, apparentés et me demanda de l’appeler chère parente, lorsque nous nous rencontrerions en privé. Charmé de tant d’amabilité, je lui rendis ardemment son baiser, car j’étais un peu ivre.

Elle se lamenta encore sur sa solitude et émit l’espoir que, maintenant que nous étions parents, nous nous verrions de temps à autre. Quand je viendrais lui rendre visite, poursuivit-elle, il n’était peut-être pas nécessaire que Claudia m’accompagnât, car elle devait avoir beaucoup à faire avec l’enfant et cette vaste maison à tenir, et puis le poids des années devait commencer de se faire sentir.

Mais avant de te conter comment évolua notre amitié, je dois revenir aux affaires de Rome.

Toujours en quête d’argent, las des plaintes des provinces et des récriminations des négociants contre les impôts commerciaux, Néron avait décidé de mettre fin en toute illégalité à ses difficultés en tranchant le nœud gordien. Je ne sais qui lui suggéra de procéder ainsi, car je n’étais pas dans le secret du temple de Junon Moneta. Quel qu’il fût, le conseilleur mérita bien plus que les chrétiens d’être déclaré ennemi public et jeté aux fauves !

Dans le plus grand secret, il emprunta aux différents sanctuaires de Rome leurs offrandes votives d’or et d’argent. Néron devenait le débiteur de Jupiter. Il fit fondre les précieux objets et avec le métal ainsi obtenu, il fit graver jour et nuit, dans les caves de Junon Moneta, des pièces qui, par rapport aux anciennes monnaies, comportaient un cinquième d’or ou d’argent en moins. À cause du cuivre qu’elle contenait, la nouvelle pièce était plus légère et moins brillante.

La gravure de ces pièces eut lieu dans des salles strictement gardées, mais la rumeur en parvint malgré tout aux oreilles des banquiers. Je sentis que quelque chose se tramait lorsque je constatai la pénurie de pièces et m’aperçus que les uns insistaient pour faire honorer leurs ordres de paiement, tandis que les autres réclamaient un mois de délai pour régler leurs dettes.

Je ne pouvais croire la rumeur, car me considérant comme un ami de Néron, il me paraissait inimaginable, qu’il commît l’effroyable crime de faux-monnayage, alors que des gens du peuple étaient crucifiés pour avoir fabriqué à leur propre usage une ou deux pièces… Néanmoins, à l’exemple de tous ceux qui m’entouraient, je gardai en réserve les plus grandes quantités possible de pièces et, au grand dam de mes fournisseurs, je ne fis aucun des achats habituels de blé et d’huile.

Le désordre des affaires s’aggravait chaque jour et les prix ne cessaient de monter. Néron se décida enfin à mettre les nouvelles pièces en circulation. Il annonça qu’elles devraient toutes être échangées contre les anciennes espèces et que, passé un certain délai, tous ceux trouvés en possession de ces dernières seraient considérés comme des ennemis de l’État. Seuls les impôts et les taxes pourraient être payés avec l’ancienne monnaie.

Pour la plus grande honte de Rome, il me faut reconnaître que le sénat confirma cet ordre inique à une énorme majorité. On ne peut donc reprocher au seul Néron cet attentat criminel contre les coutumes les plus sacrées du négoce.

Les sénateurs qui avaient voté pour Néron voulurent se justifier en invoquant la reconstruction de Rome qui réclamait des mesures énergiques. Ils prétendirent que les riches souffriraient plus que les pauvres de cet échange de pièces, ce qui était pur mensonge. La richesse des sénateurs consistait essentiellement en terres et chacun des pères de la cité qui avaient voté avait eu largement le temps de mettre en sûreté ses pièces d’or et d’argent.

Même les plus simples paysans avaient assez de bon sens pour enfermer leurs économies dans des pots d’argile et les enterrer. En tout et pour tout, un quart seulement des pièces en circulation furent échangées contre les nouvelles espèces. Cependant, il ne faut pas oublier que de grandes quantités de monnaie romaine se trouvaient dans les pays barbares et jusqu’en Inde et en Chine.

L’inimaginable forfait de Néron lui aliéna le soutien de beaucoup de gens qui, au nom de l’intérêt public, lui avaient même pardonné le meurtre de sa mère. Les membres de l’ordre équestre et les riches affranchis qui avaient la haute main sur le négoce s’irritaient du désordre des affaires. Même les plus expérimentés des marchands souffraient de graves pertes.

Seuls les oisifs uniquement préoccupés de frivolités, éternels endettés, se réjouirent du nouveau tour que Néron avait donné aux choses. Leur admiration pour l’empereur ne fit que croître, car ils pouvaient payer leurs dettes, à son exemple, avec une monnaie dévaluée d’un cinquième. Moi aussi, je m’irritais d’entendre les couplets satiriques que chantaient des citharèdes chevelus sur le perron des demeures des gens fortunés et devant les comptoirs de change. Plus que jamais, une certaine jeunesse amollie de plaisirs était convaincue que rien n’était impossible à Néron. Ces dilettantes, qui comptaient bon nombre de fils de sénateurs dans leurs rangs, admiraient Néron pour avoir su imposer sa volonté au sénat et avoir enrichi le pauvre aux dépens du riche.

La thésaurisation des anciennes pièces était si générale que nulle personne sensée ne pouvait la considérer comme un crime. L’emprisonnement et la condamnation aux travaux forcés de quelques pauvres marchands et de quelques paysans ne furent d’aucun effet. Néron dut se départir de son habituelle clémence en menaçant de la peine capitale les thésaurisateurs. Mais aucune condamnation ne fut exécutée, car, au fond de son cœur, Néron sentait bien que le criminel n’était pas ce malheureux qui tentait de dissimuler quelques misérables pièces d’argent, fruits d’une vie de labeur. Il devait bien deviner que le criminel, c’était lui.

Quant à moi, retrouvant mon sang-froid, je fis en hâte fonder une banque par un de mes affranchis et l’incitai à installer un comptoir de change sur le Forum, l’État ayant été obligé de recourir aux banquiers privés pour l’aider à appliquer la nouvelle mesure. Ces derniers recevaient même un dédommagement pour leur travail de collecte des anciennes pièces.

Pour attirer des clients aux dépens des anciennes banques qui n’avaient pas très bien compris ce qui se passait, mon affranchi proposait de reprendre à cinq pour cent de plus les anciennes pièces. Son seul désir, assurait-il, était de gagner une excellente réputation en venant en aide aux petites gens.

Cordonniers, chaudronniers et tailleurs de pierre firent la queue devant sa table, sous le regard morose des banquiers qui attendaient en vain le chaland aux tables voisines. En quelques semaines, grâce à mon affranchi, je fus dédommagé des pertes occasionnées par le bouleversement financier. Mon homme avait dû pourtant verser une certaine somme au collège de prêtres de Junon Moneta, pour leur faire oublier qu’ils le soupçonnaient de ne pas leur restituer toutes les anciennes pièces qu’il recevait.

À cette époque, je m’enfermais souvent dans ma chambre pour boire dans la coupe de la Fortune, qu’il me semblait bien utile alors d’évoquer. Du fond du cœur, je pardonnai à ma mère ses basses origines car grâce à elle, j’étais de sang grec et donc heureux en affaires. On dit que dans le négoce, un Grec peut tromper même un Juif, mais cela je ne puis le croire.