Par mon père, j’étais un vrai Romain, descendant des rois étrusques, comme la preuve peut en être administrée à Caere. C’est pourquoi je prise fort l’honnêteté en affaires. Les activités de mon changeur, aussi bien que la comptabilité secrète que je tenais quand je dirigeais la ménagerie, n’étaient que des moyens de me défendre contre les exigences tyranniques de l’État. De telles pratiques sont indispensables dans toute activité commerciale bien menée.
Mais je n’ai jamais permis à un affranchi de mêler de la poudre de raie à la farine ou des huiles de basse qualité à l’huile de cuisine, comme certains impudents parvenus n’hésitent pas à le faire. En outre, il n’est pas rare qu’on meure crucifié pour de telles manipulations frauduleuses. Lorsque Fenius Rufus était inspecteur du commerce de blé, il m’avait mis en garde. Il pouvait, par pure amitié pour un ami dans le besoin, donner l’approbation de l’État à quelques cargaisons gâtées par la tempête, mais il n’était pas question de faire plus.
Mais Fenius Rufus ne s’occupait plus de l’approvisionnement de Rome en blé : Néron venait de le rappeler dans ses anciennes fonctions auprès de Tigellinus. L’empereur avait prêté l’oreille à certains murmures défavorables au préfet du prétoire. On lui avait fait remarquer l’extraordinaire rapidité avec laquelle ce dernier s’était prodigieusement enrichi. Et puis, on lui avait rappelé – ce qui était peut-être le plus grave aux yeux de Néron – que Tigellinus avait été l’amant d’Agrippine. Pour toutes ces raisons, les affaires d’outremer avaient été confiées à Fenius Rufus, Tigellinus restant chargé des questions militaires. Celui-ci en avait éprouvé une amertume fort compréhensible : sa principale source de revenus lui échappait et je sais par ma propre expérience que plus l’homme s’enrichit, plus il est avide de richesses.
De monter, dépassant de très loin les cinq pour cent de dévaluation imposés par Néron. De nombreux édits impériaux furent rendus pour modérer la hausse des prix et punir l’usure, mais il en résulta simplement que les biens disparurent des boutiques. On ne trouvait plus ni viande, ni raves, ni légumes verts, ni lentilles sous le toit des halles et sur les places de marché. Pour se procurer ces marchandises, il fallait s’enfoncer dans la campagne ou s’adresser aux marchands qui, à la brune, se glissaient de maison en maison avec leurs paniers, et défiaient l’autorité en pratiquant des prix fort élevés.
Quant à moi, ayant restauré mes finances, j’étais quelque peu oublieux des difficultés de l’heure. La magie du printemps charmait mon cœur. J’avais trente-cinq ans, j’étais las des tendrons qui ne pouvaient me donner qu’un plaisir éphémère et j’étais parvenu à cet âge de la vie où l’homme aspire à une vraie passion, à aimer une femme qui, comme lui, touche à la maturité.
J’éprouve quelque difficulté à poursuivre. Peut-être suffira-t-il de dire que, en évitant toute publicité inutile, je me mis à fréquenter de plus en plus souvent la demeure d’Antonia. Nous avions tant à nous dire que fréquemment je ne quittais qu’à l’aube sa belle demeure de l’Aventin. Fille de Claude, elle avait donc du sang corrompu de Marc Antoine dans ses veines et par sa mère appartenait à la gens aelienne. En outre, celle qui lui avait donné le jour avait été la fille adoptive de Séjan. Semblable influence et pareille hérédité devraient suffire à expliquer ce qui suivit.
Ta naissance venant s’ajouter aux effets de la vie difficile qu’elle avait menée autrefois, ta mère s’était montrée moins ardente. Nous ne partagions plus la même couche, car il semblait que j’avais moi-même perdu toute virilité. Mais Antonia me guérit de cette déficience.
Ce fut dans le splendide jardin d’Antonia, où les bosquets et les arbres récemment replantés avaient effacé les dernières traces de l’incendie, aux premières lueurs d’une matinée de printemps, alors que s’élevaient le pépiement des oiseaux et que les fleurs exhalaient leurs parfums, que j’entendis parler pour la première fois de la conspiration de Pison. Recru de bonheur, serrant dans mes mains celles d’Antonia, je m’appuyai contre un frêle pilier de son pavillon d’été, toujours incapable de m’arracher à elle, quoique nous nous fussions déjà dit adieu depuis deux bonnes heures.
— Ô Minutus, mon très cher Minutus, murmura-t-elle.
Il paraîtra peut-être inconvenant que je répète mot à mot ses aveux, mais ce que j’ai conté de mon union avec Sabine me place sous un jour par trop défavorable.
— Aucun homme, ait-elle, aucun homme avant toi n’avait su montrer tant de tendresse, de douceur et de science en me prenant dans ses bras. C’est pourquoi je sais que je t’aime aujourd’hui, que je t’aimerai encore demain et à jamais. J’espère qu’après la mort, nos ombres se retrouveront aux Champs élyséens.
— Pourquoi songer à l’Élysée ? me récriai-je. Nous sommes heureux, goûtons le moment présent. En fait, je suis plus heureux que je n’ai jamais été.
Ses doigts fuselés étreignirent ma main.
— Ô Minutus ! je ne puis plus rien te cacher, et je ne le désire pas non plus. Et je ne sais qui, de toi ou de moi, s’expose le plus à mourir. La fin de Néron est proche. Je ne voudrais pas qu’il t’entraîne dans sa chute.
Stupéfait, je l’écoutai me conter en un murmure pressé tout ce qu’elle savait sur le complot. À l’instigation de Pison, quelques hommes résolus appartenant à l’ordre équestre s’apprêtaient à renverser l’empereur. Dès qu’ils auraient décidé de la répartition du pouvoir entre eux, et du nom du futur empereur, ils passeraient à l’action. Antonia avait promis que, aussitôt Néron mort, en sa qualité de fille de Claude elle accompagnerait au camp des prétoriens le prétendant à l’empire et dirait quelques paroles en sa faveur aux vétérans. Bien évidemment, une gratification pécuniaire les convaincrait davantage que le modeste discours de la première dame de Rome.
— En fait, je ne crains pas tant pour ma propre vie que pour la tienne, mon très cher Minutus. Nul n’ignore que tu es un ami de Néron. Tu ne t’es pas ménagé de relations utiles pour l’avenir. Pour des raisons compréhensibles, le peuple réclamera du sang après la mort de Néron. Et de fait, pour rétablir la loi et l’ordre, il faudra bien en répandre. Je ne voudrais pas que tu y laisses ta chère tête ou que la populace te piétine à mort sur le Forum, suivant les instructions secrètes qui seront données au peuple quand je me rendrai au camp des prétoriens.
La tête me tournait, mes genoux se dérobaient sous moi, je demeurai muet. Antonia s’impatienta et tapa le sol de son pied adorable.
— Ne vois-tu pas que les ramifications de la conspiration sont si étendues et le mécontentement si général que tout peut se jouer d’un instant à l’autre ? Tous les hommes sensés veulent maintenant se joindre à nous, pour s’assurer une position solide sous le futur principat. Dès à présent la discussion sur le jour, l’heure et le moyen de la mise à mort de Néron est purement scolastique. Il peut être tué à tout instant. Plusieurs de ses intimes ont prononcé le serment qui les lie à nous. Parmi tes amis, je ne nommerai que Senecio, Pétrone et Lucain qui sont de nos affiliés. La flotte de Misenum est avec nous. Épicharis, que tu dois connaître par ouï-dire, a séduit son chef, Volucius Proculus, à l’instar d’Octavie qui, autrefois, a essayé de séduire Anicetus.
— Je connais Proculus, dis-je sèchement.
— Mais oui, c’est vrai, dit Antonia, tu le connais ! Il a été mêlé au meurtre de ma mère. Ne t’inquiète pas à ce sujet, mon très cher ami. Je n’avais aucune affection pour Agrippine. Elle me traitait encore plus mal, si c’est possible, que Britannicus et Octavie. Le devoir familial seul m’a empêchée de prendre part aux actions de grâces données à sa mort. Que cette vieille histoire ne t’inquiète pas. Je te conseille d’adhérer à la conspiration le plus vite possible, pour sauver ta vie. Si tu tergiverses trop longtemps, alors je ne pourrai pas t’aider.