Je dois avouer que ma première pensée fut de courir prévenir Néron du danger qui le menaçait. Alors, j’aurais été assuré de sa faveur pour le restant de mes jours. Antonia était trop exercée à deviner les pensées de ses interlocuteurs pour ne pas sentir mon hésitation. Du bout des doigts, elle caressa mes lèvres, la tête penchée sur le côté, la tunique découvrant sa gorge ferme.
— Tu ne peux pas me trahir, n’est-ce pas, Minutus ? Non, ce serait impossible. Nous nous aimons si totalement. Nous sommes nés l’un pour l’autre, comme tu me l’as si souvent répété, dans la folie du moment.
— Certes, je ne te trahirai pas, m’empressai-je de la rassurer. Pareille idée ne me viendrait jamais à l’esprit.
Elle éclata de rire et haussa les épaules. Je poursuivis d’une voix irritée :
— Que disais-tu à propos d’une discussion scolastique ?
— Je n’ai pas envisagé l’affaire sous tous ses aspects. La mort de Néron n’est pas ce qui nous importe le plus. L’important, pour les conjurés, est le nom de son successeur. Là-dessus, les discussions se succèdent, soir après soir. Chacun a son opinion sur ce sujet.
— Pison ! m’exclamai-je avec mépris. Je ne parviens pas à comprendre pourquoi lui plutôt qu’un autre devrait être le maître. Certes, c’est un bel homme, un sénateur et il appartient à la gens calpurnienne. Mais, Antonia, mon aimée, je ne comprends pas quels mérites particuliers tu vois en lui, pour risquer ta vie en conduisant un tel homme au camp des prétoriens.
À bien fouiller mon âme, je dois dire que j’éprouvais en cet instant la morsure de la jalousie. Je connaissais mon Antonia. Elle n’était pas si froide que ne le donnaient à penser ses mines hautaines. Moi qui croyais tout connaître des choses de l’amour, j’avais découvert en elle une science très supérieure à la mienne. Je scrutai son visage. Ma jalousie la comblait d’aise. Elle éclata de rire et me donna une tape sur la joue.
— Ô Minutus ! À quoi donc songes-tu quand tu me regardes ainsi ? Que vas-tu donc t’imaginer ? Tu dois me connaître assez pour savoir que je ne me glisserai jamais dans la couche de Pison par intérêt. Je n’obéis qu’à mes inclinations. Et je n’éprouve nul penchant pour Pison. Pour l’heure, il ne sert qu’à attirer les regards. Il est si stupide qu’il ne s’est même pas aperçu que d’autres intriguent dans son dos. En fait, on se demande s’il convient vraiment de remplacer un citharède par un comédien. Pison est monté sur une scène de théâtre et a compromis sa réputation de la même manière que Néron. On parle de rétablir la république et de remettre tout le pouvoir entre les mains du sénat. Cette idée démentielle, si elle était mise en pratique, aurait tôt fait de plonger le pays dans la guerre civile. Je t’expose tout cela pour que tu comprennes que c’est l’affrontement d’intérêts contradictoires qui fait repousser l’assassinat de Néron. Pour ma part, j’ai déclaré que rien ne me persuaderait d’aller parler aux prétoriens pour le seul profit du sénat. Ce n’est pas le rôle d’une fille d’empereur.
Elle me considéra d’un air méditatif.
— Je sais à quoi tu penses, ajouta-t-elle. Mais crois-moi, il est trop tôt encore pour songer à ton fils Claudius Antonianus. Ce n’est qu’un enfant et la réputation de Claudia est si douteuse que je ne crois pas qu’on puisse avancer son nom pour l’instant. Quand il aura revêtu la toge virile et que Claudia ne sera plus de ce monde, je pourrai le reconnaître sans mal comme mon neveu. Mais si tu te ménages un rôle dans la conspiration de Pison, tu te donneras les moyens d’avancer dans la carrière des honneurs jusqu’à la fin de la minorité de ton fils, ce qui ne pourra que lui servir. Le plus sage serait de laisser Claudia vivre pour élever l’enfant pendant tout ce temps. Ne crois-tu pas, mon doux ami ? Nos intentions seraient par trop manifestes si je l’adoptais immédiatement après la mort de Néron, ou s’il devenait mon fils d’une autre manière.
C’était la première fois qu’Antonia me donnait à entendre qu’en dépit de mes origines douteuses et de ma mauvaise réputation, elle envisageait la possibilité de m’épouser un jour. Je n’aurais jamais osé songer à pareil honneur, même dans nos moments les plus intimes. Je rougis, tout à fait incapable d’articuler un son. Antonia me considérait en souriant. Elle se haussa sur la pointe des pieds et me baisa les lèvres, sa chevelure de soie me caressant le cou.
— Je t’ai dit que je t’aimais, ô Minutus, me murmura-t-elle à l’oreille. Tu te tiens en piètre estime. C’est ce que j’aime le plus en toi : ton manque d’assurance. Tu es un homme merveilleux et une femme avisée peut tirer d’un homme de ton espèce le meilleur parti.
Ces paroles me parurent fort ambiguës, bien moins flatteuses que n’avait l’air de le croire Antonia. Mais elles étaient vraies. Sabine et Claudia avaient toujours su obtenir de moi que, par goût de la tranquillité, je fisse ce qu’elles désiraient. Je ne sais comment nous en vînmes là, mais nous retournâmes encore une fois dans le pavillon pour nous dire adieu.
Il faisait grand jour et les esclaves jardiniers étaient déjà au travail quand je regagnai en chancelant ma litière. La tête me tournait, mes genoux se dérobaient sous moi et je me demandai si je pourrais survivre à tant d’amour pendant encore quinze années, jusqu’au moment où tu revêtirais la toge virile.
Ce n’était pas seulement d’amour que j’étais menacé de mourir, car j’étais désormais gravement compromis dans la conspiration de Pison. J’avais fait le serment, assorti de mille baisers, de m’employer à y jouer le rôle le plus propre à servir les intérêts d’Antonia. Je crois même avoir proposé de tuer moi-même Néron. Mais Antonia jugeait inutile d’exposer ma précieuse tête. Elle m’expliqua avec emphase qu’il n’était pas convenable que le père d’un futur empereur prît part à l’assassinat d’un prédécesseur de son fils. Cela aurait constitué un sinistre présage pour toi, ô Julius.
Durant ces chaudes journées de printemps, je fus sans doute heureux comme je ne l’avais jamais été dans ma vie. Je me portais à merveille, j’étais relativement peu corrompu eu égard aux mœurs romaines et je jouissais de ma passion dans toute sa plénitude. Je vivais dans un rêve à peine troublé par les questions insistantes de Claudia sur mes allées et venues. Je détestais devoir lui mentir sans cesse, d’autant plus que les femmes ont un instinct très sûr dans ces sortes de circonstances.
Le premier conjuré que je contactai fut Fenius Rufus avec lequel le négoce du blé m’avait donné l’occasion de me lier. Non sans hésitation, il me révéla les noms des prétoriens, des tribuns et des centurions qui avaient fait serment de lui obéir, à lui et à lui seul, après la déposition de Néron.
Rufus était manifestement soulagé de voir que j’avais réussi à apprendre l’existence de la conspiration. Il s’excusa d’abondance de ne pas m’avoir mis dans le secret en arguant du serment prêté, et promit de parler de moi à Pison et aux autres chefs de la conspiration. Ce ne fut point sa faute si l’arrogant Pison et les autres Calpurniens traitèrent mes offres de services avec un mépris qui m’aurait offensé si j’avais été susceptible.
Ils ne prirent pas même en considération l’argent que je proposai de mettre à leur disposition, rétorquant qu’ils disposaient de fonds suffisants. Et ils ne craignaient même pas de ma part une dénonciation, tant ils tenaient la victoire pour assurée. En fait, Pison lui-même déclara avec son insolence habituelle qu’il me connaissait suffisamment de réputation pour savoir que je saurais me tenir coi pour sauver ma peau. Mon amitié avec Pétrone et le jeune Lucain me permit néanmoins de prêter le serment des conjurés et de rencontrer Épicharis, cette Romaine fort discrète, mais sans comprendre encore le rôle décisif qu’elle jouait dans la conspiration.