Kasdan ne comprenait pas. Sur l’écran, venait justement de s’afficher un cadre, demandant un mot de passe. Volokine devina sa confusion :
— Le code qu’il nous demande concerne seulement la session. Pour consulter spécifiquement les documents de Goetz. C’est très différent. Parce que ce mot de passe-là, je peux le contourner.
Il ôta son treillis puis pianota sur le clavier. Avec son petit costard noir, sa chemise trop épaisse et sa cravate postiche, il évoquait un broker qui aurait tout ignoré des us et coutumes de son propre monde, notamment la loi des marques chères. Il ressemblait plutôt à un jeune péquenaud endimanché, sorti d’une nouvelle de Maupassant.
Kasdan le regardait faire. Au début de sa retraite, il s’était pris de passion pour Internet, se réjouissant d’avance des plaisirs qu’il pourrait tirer de cette nouvelle discipline. Il avait déchanté. Le monde du Web s’était révélé une sorte de fast-food de l’information, superficiel, étanche à toute nuance, toute profondeur. Une machine aliénante, comme disent les marxistes. Aujourd’hui, il se contentait de commander ses livres et ses DVD sur le réseau, l’utilisant comme le bon vieux Minitel de jadis.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Kasdan.
— Je passe en mode « shell ».
— Parle français, s’il te plaît.
— Le langage du système d’exploitation. Pour l’ordinateur, la langue humaine n’est qu’un logiciel parmi d’autres. Il fait semblant de comprendre le français — il est programmé pour donner cette illusion — mais ne saisit que les chiffres, et encore, binaires…
Kasdan regardait courir les lignes en caractères courrier. La définition même de ces signes était plus fine, plus fragile que les caractères habituels. Il songea au film Matrix. Les frères Wachowski avaient su exploiter la ressemblance entre le langage informatique et la calligraphie asiatique.
— Où tu en es ?
— J’ai créé un fichier de configuration. Une sorte de « superutilisateur » qui va passer au-dessus des utilisateurs habituels pour accéder à la liste des fichiers.
Volo fit redémarrer l’ordinateur. Le bourdonnement recommença puis l’écran demanda à nouveau un mot de passe. Cette fois, le Russe écrivit quelques lettres. L’ordinateur proposa docilement sa liste d’icônes.
— Je remonte maintenant à la racine du programme. Les ordinateurs fonctionnent comme des arbres généalogiques. Il faut suivre la chaîne des sous-répertoires, enchâssés les uns dans les autres : système, applications, fichiers…
Des colonnes de noms apparaissaient, foisonnantes.
— Les documents créés et mémorisés par Goetz. Les textes, les images, les sons…
L’écran déroulait sigles, chiffres, lettres à une vitesse hallucinante. Les lignes se tordaient, virevoltaient à la manière d’herbes folles secouées par le vent.
— Comment tu peux comprendre ça ?
— Je ne cherche pas à comprendre. Je filtre. Je passe ces listes à travers un programme que j’ai importé par le Net. Une sorte de filet qui repère les mots-clés, mêmes cryptés, utilisés par les pédophiles.
Les hiéroglyphes filaient toujours. De temps à autre, Volokine stoppait la liste et ouvrait un document. Puis la myriade repartait de plus belle.
— Putain, marmonna-t-il. Il n’y a rien. Ce Mac, c’est le kit du parfait petit musicien chilien. Même les mails ont l’air clean. Il se méfiait, le salopard.
— Je te rappelle que, pour l’instant, Wilhelm Goetz est une victime. Un homme âgé de 63 ans qui s’est fait perforer les tympans.
— Vous oubliez qu’il était sur écoute. C’est vous-même qui me l’avez dit.
— On ne sait pas vraiment par qui. Ni pourquoi. Il n’y a que toi qui aies décrété que Goetz était un pervers sexuel.
Volokine fit de nouveau claquer les touches :
— On va passer aux consultations Internet. En général, c’est une mine d’or.
— En admettant que Goetz ait consulté des sites pédophiles, il aurait aussitôt effacé l’historique de ses manipulations, non ?
— Bien sûr. Mais sur un ordi, rien ne s’efface. C’est une chose impossible, vous comprenez ?
— Non.
— Accorder cette fonction aux utilisateurs impliquerait de leur révéler, indirectement, les rouages fondamentaux du système. Le code initial. Celui qui permet de créer un disque dur. Or, ce code est un des secrets les mieux gardés au monde. Sinon, n’importe quel quidam pourrait créer son propre disque et il n’y aurait plus de marché informatique. Dans un ordinateur, tout se passe en surface. On donne l’impression à l’utilisateur qu’il efface ses données mais c’est seulement une concession accordée à sa petite logique humaine. Dans l’univers des algorithmes, dans les couches profondes des structures binaires, tout se conserve. Toujours.
— Même des consultations furtives ? Des trucs qui n’ont duré que le temps d’un clic ?
Volokine sourit et tourna l’écran vers l’Arménien :
— Tout. A chaque consultation, l’ordinateur crée ce qu’on appelle un fichier temporaire. Il mémorise la page consultée et la reconstruit à l’écran. De cette façon, on a l’impression de consulter un serveur mais en réalité la machine a déjà mémorisé l’image et c’est cette image qu’on consulte.
Il pianota encore.
— Ces fichiers temporaires sont archivés dans un coin de la mémoire et on peut toujours les consulter, pour peu qu’on connaisse les sésame.
— Le langage shell ?
— Non. Maintenant, il faut parler à l’ordinateur avec son alphabet spécifique : le code ASCII. C’est un autre niveau. Ça a l’air compliqué comme ça mais ce sont des gestes, des logiques à choper. Kasdan, pour questionner les machines, il faut parler leur langage à elles. Et suivre leur logique.
Nouveaux claquements de touches. Nouveaux symboles à l’écran.
— Les fichiers temporaires. Mémorisés par ordre de fréquentation. Les sites que vous sollicitez le plus souvent se trouvent en haut de la liste, prêts à l’emploi. Je vais soumettre ces nouveaux fichiers à mon programme de détection. Des milliers de sites pédophiles sont identifiés et mémorisés. Nous connaissons leurs coordonnées, leur code, leurs mots-clés… Merde.
— Quoi ?
— Je n’obtiens rien non plus. Pas même un truc gay ou une commande de Viagra. C’est impossible.
— Pourquoi impossible ?
— Vous n’avez jamais consulté de sites porno ?
Kasdan ne répondit pas. Des noms de sites flottaient dans son esprit. Big Natural Tits. Big Boobies Heaven. Il n’aurait pas aimé que Volokine vienne fouiner dans son Mac Intosh.
— Je n’ai pas dit mon dernier mot, fit Volo. Il reste les inodes.
— Qu’est-ce que c’est encore que ce truc ?
— Un ordinateur, c’est comme une ville. Chaque fichier est une maison, avec une adresse unique. Ce qu’on appelle l’inode. Je vais décrypter les documents à travers leur inode et non plus leur nom — la façade. En général, pour brouiller les pistes, les mecs qui ont quelque chose à cacher créent plusieurs documents portant le même nom. Des coquilles vides, placées en évidence, alors que le vrai fichier, compromettant, est enfoui dans les méandres de la mémoire.
Volokine frappa plusieurs lignes de chiffres. Une nouvelle liste s’afficha. Kasdan tenta de raisonner le gamin :
— Volo, on est en train parler d’un vieux bonhomme qui dirigeait des chorales. Je ne le vois pas créer des leurres informatiques, des…
— Je vous le répète : le pédophile est un animal hyper-méfiant. Il sait qu’il évolue au ban de la société. Il sait que la plupart des gens n’ont qu’un désir : lui couper les couilles. Ça aide à devenir un informaticien de génie.