Kasdan se tourna vers Puyferrat qui reprit la parole en souriant :
— OK. Je vais te parler un langage de flic. Il y a au moins deux vérités là-dedans. La première, c’est que cette essence n’a rien à foutre à Paris. Nous sommes dans le seul endroit de la capitale où on peut la trouver. La deuxième, mais je pense que tu l’as déjà captée, c’est sa valeur symbolique. Je ne sais pas ce que le tueur fout avec cette plante. S’il porte une couronne d’épines sur la tête ou des chaussures en acacia tressé, mais à l’évidence, il y a un lien avec le Christ. Silence.
Et toujours la pluie qui frappait, appelant l’eau au fond des corps…
— Un lien avec le Christ, répéta le technicien. Et le péché.
— Ce que veut dire votre collègue, enchaîna l’Iranienne, c’est que ce bois symbolise à la fois la souffrance du Christ et le rachat des péchés des hommes. Plus le Christ a souffert, physiquement, plus, symboliquement, il a absorbé les péchés des hommes.
L’esprit de Kasdan partait en vrille. Il entendait maintenant, très nettement, le tic-tic-tic qui avait résonné la veille dans son couloir. Une canne. Une baguette. Le tueur avait une canne, qu’il utilisait comme un aveugle, pour « tâter » le terrain. Et cette canne était taillée dans le bois de la Sainte-Couronne…
Une autre idée jaillit. Une verge. Une verge avec laquelle on se flagelle. L’Arménien se souvenait de ce détail : le Miserere est la prière que les derniers moines pratiquant la flagellation récitent quand ils se fouettent. Il ne parvenait pas à ordonner ces éléments mais tout cela appartenait au même ensemble. Le Miserere. La flagellation. Le bois du Christ. Le châtiment. Le pardon…
Puyferrat conclut :
— Je t’ai gardé le meilleur pour la fin. Avant de te faire signe, j’ai voulu pousser un peu plus loin l’étude de ces particules de bois. La palynologie, tu sais ce que c’est ?
— Non.
— La science de la dispersion des poussières organiques trouvées sur un objet — pollens, spores… Cette discipline permet de déterminer les régions dans lesquelles un objet a séjourné. On place un ruban adhésif sur l’échantillon puis on recueille les poussières qu’on soumet ensuite à un examen microscopique. Au Fort de Rosny, ils ont un service qui mène ce genre de recherches. Je leur ai donné mes échantillons, pour savoir, exactement, d’où ils proviennent. Ils ont un matos qui…
Kasdan le coupa avec irritation :
— Tu as les résultats, oui ou non ?
— Je viens de les recevoir. D’après les pollens et les spores découverts, le bois a réellement séjourné en Palestine. Peut-être même dans les environs de Jérusalem. Autrement dit, c’est vraiment le bois de la couronne du Christ. Dans sa version moderne, j’entends…
L’Arménien regarda Volokine, dont les yeux brillaient intensément. Le Russe paraissait possédé par ces nouvelles informations. Puyferrat acheva son exposé :
— On a trouvé aussi des pollens caractéristiques d’autres régions. Chili. Argentine. Et aussi des régions tempérées de l’Europe. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cet acacia a voyagé…
Un nouvel élément capital, dont Kasdan ne savait pas quoi faire. Il songeait à des hiéroglyphes. Une pierre de Rosette dont il ne possédait pas la clé. Pourtant, il se voyait bien en Champollion, déduisant la signification de tout ce bordel, grâce à un symbole, un seul, dont il comprendrait le rôle véritable…
— Merci pour la démonstration, fit-il en serrant la main de Puyferrat. Faut qu’on y aille.
— Je vous raccompagne. J’attends encore l’analyse des empreintes de chaussures.
— Je compte sur toi quand tu les auras.
Nouveaux feuillages. Nouveaux bruissements. Sur le seuil de verre, Puyferrat retint Kasdan par la manche et laissa s’éloigner Volokine :
— Il est en service ?
— En disponibilité. Puyferrat eut un sourire :
— Votre équipe, c’est vraiment l’armée du Zaïre.
32
Ils coururent jusqu’à la Volvo, la tête sous leur treillis. La pluie ne désemparait pas. Une fois installé dans la bagnole, le Russe proposa :
— Il y a un MacDo tout près, au début de la rue Buffon.
— Tu commences à me faire chier avec tes MacDos.
— Ho, ho, ho : je sens comme une pointe de mauvaise humeur…
— Y a pas de quoi peut-être ? On est dans la merde jusqu’au cou. Et plus on avance, plus on s’enfonce.
Volokine ne dit rien. Kasdan lui lança un regard — le chien fou, sous ses cheveux dégoulinants, lui souriait. Il se moquait de lui, mais avec tendresse.
— Si tu sais encore quelque chose, dis-le.
— Le coup du bois du Christ, c’est cohérent avec le reste, non ?
— Tu parles.
— La bonne femme avait raison. Ce bois, c’est le bois de la souffrance. Mais une souffrance qui rachète. Le Christ est venu « éponger » les fautes des hommes. Les prendre à son compte pour qu’elles soient pardonnées. C’est une transmutation : les péchés terrestres, Jésus les a pris dans ses mains… (Il mima le geste.) Puis il les a, pour ainsi dire, lancés vers le ciel. (Il ouvrit ses mains.) Ce bois rappelle ce geste. Nos tueurs sont purs. Ils souffrent pour les fautes de ceux qu’ils tuent. En retour, ils les font souffrir. Pour mieux sauver leur âme.
Derrière le volant de sa voiture, Kasdan consultait la messagerie de son portable.
— Voilà ce que je sens, Kasdan. Ce bois est pur comme la main qui tue. Goetz, Naseer, le père Olivier ont été à la fois châtiés et rachetés. Et les mains qui les ont frappés sont celles de véritables anges. Des êtres de pureté. Des…
— J’ai un message de Vernoux.
Kasdan brancha son cellulaire sur le haut-parleur de la voiture et composa le numéro :
— Allô ?
La voix de Vernoux retentit dans l’habitacle, brouillée par le fracas de la pluie.
— Kasdan. Je suis avec Volokine. Du nouveau ?
— C’est officiel : je suis viré. La Crim reprend l’enquête.
— Qui à la Crim ?
— Un chef de groupe nommé Marchelier.
— Je connais.
— Ce con pourra s’entendre avec la DST et leurs magouilles. Kasdan tenta la compassion :
— Je suis désolé.
— Je vous ai pas appelés pour les condoléances. J’ai un scoop. Mon attaché d’ambassade du Chili est rentré. Il s’appelle Simon Velasco. Je viens de lui parler. Il s’est bien marré quand je lui ai dit que nous enquêtions sur la mort d’un réfugié politique. Une victime de la dictature de Pinochet.
— Pourquoi ?
— Parce que, selon lui, Wilhelm Goetz n’a jamais subi la moindre torture durant le régime. Au contraire, il était de l’autre côté de la barrière.
— QUOI ?
— Comme je vous le dis. Goetz s’est réfugié en France parce qu’à la fin des années 80, le vent a tourné pour les bourreaux. Des procédures d’enquête ont commencé. Des plaintes des familles, provenant du Chili mais aussi d’autres pays. La piste politique, Kasdan, j’ai toujours su que la clé était là.
— Ton mec, où je peux le trouver ?
— Chez lui. Il vient de rentrer de voyage.
Vernoux dicta les coordonnées de Simon Velasco, à Rueil-Malmaison.
— Foncez, conclut-il. Vous avez quelques heures d’avance. Je n’ai rien dit à Marchelier.
— Pourquoi ce coup de pouce ?