Выбрать главу

— Je sais pas. La solidarité des tricards, sans doute. Bonne chance.

Kasdan laissa le silence s’imposer dans la voiture. Un silence fouetté, griffé, secoué par la pluie du dehors. Il comprenait maintenant une évidence. Depuis le départ, tout ce qu’il savait sur le passé de Goetz provenait de Goetz lui-même. Un tissu de mensonges qu’il n’avait jamais vérifiés. Bonjour le flair.

Au bout de quelques secondes, il demanda :

— Je parle ou tu parles ?

— Allez-y. J’ai usé toute ma salive sur la couronne du Christ.

— On tient deux vérités. La première, c’est qu’on a enfin la faute de Goetz. S’il était un tortionnaire au Chili, ça fait de lui un sacré coupable. La deuxième, c’est que si Goetz avait décidé de témoigner contre ses collègues de l’époque, son témoignage était sérieux. Jusqu’ici, je ne voyais pas ce qu’il pouvait avoir à raconter, après avoir été torturé dans une cave, les yeux bandés. Mais s’il faisait partie de l’équipe des salopards, alors ça change tout. Rien n’est plus dangereux qu’un repenti. On a pu vouloir aussi le faire taire…

— Deux mobiles, c’est un de trop, Kasdan.

— Je suis d’accord. Mais je crois que notre cœur penche du même côté.

Les partenaires se turent.

Ils sentaient désormais la même vérité.

Le temps du châtiment était venu à Paris.

Et des anges aux mains pures se chargeaient du boulot.

II

LES BOURREAUX

33

— Vous ne m’en voudrez pas, j’espère, mais j’ai beaucoup ri quand j’ai appris que vous pensiez que Wilhelm Goetz avait été une victime de la dictature chilienne.

Kasdan et Volokine se regardèrent. Ils n’étaient pas d’humeur.

— Nous ne sommes pas des spécialistes, répliqua l’Arménien.

— Il suffisait de regarder les dates, sourit Velasco. Goetz a fui le Chili en 1987. Les réfugiés politiques, je veux dire ceux qui avaient des raisons de craindre Pinochet, ont fui en 1973, juste après le coup d’État.

— On nous a dit que Goetz avait des ennuis avec la justice chilienne quand il est parti. Comment est-ce possible s’il était du côté du pouvoir ?

— Même là-bas, les choses ont évolué. Des organisations démocratiques, aidées par l’Église catholique, ont recueilli des renseignements sur les personnes torturées, disparues ou exécutées, et ont constitué des dossiers. L’équipe d’avocats de l’organisme « Vicariat de la solidarité », par exemple, a fait du bon boulot. A partir des années 80, les premières plaintes sont tombées. Pour enlèvements, tortures, meurtres. Ce que les militaires appelaient : arrestation, interrogatoire, élimination. On estime qu’il y a eu environ 3 000 disparus durant les années dures. Parmi eux, il n’y avait pas que des Chiliens. Les « étrangers » étaient même enlevés en priorité. Espagnols, Français, Allemands, Scandinaves… Ils étaient nombreux. Avant Pinochet, le régime de Salvador Allende offrait une sorte d’Internationale du socialisme. Une utopie réalisée qui attirait tous les militants du monde. La belle époque ! Enfin, pour ceux qui croyaient à ces idées-là…

Cela n’avait pas l’air d’être le cas de Simon Velasco. Un grand barbu poivre et sel. Ses gestes étaient amples. Et son sourire plus ample encore, qui vous enveloppait d’une présence réconfortante. Il parlait un français sans accent, excepté peut-être une inflexion légèrement snob, sans doute acquise au fil de ses soirées diplomatiques. Le Chilien avançait à visage découvert : un grand bourgeois de la société de Santiago, qui n’avait jamais dû voir de près une geôle ni un gauchiste.

L’homme leur proposa une citronnade glacée, ce qui était plutôt curieux par ce temps. Mais Velasco semblait vivre au fil d’un long été indien, situé en altitude, à Santiago du Chili. Il les avait reçus dans son bureau — bois verni, cuir acajou, parfum de cigares. Dans la pénombre, Kasdan repérait les reliures mordorées des ouvrages de La Pléiade. Il avait chaussé ses lunettes et lu : Montaigne, Balzac, Maupassant, Montherlant… Un pur francophile.

Une fois qu’il eut rempli les verres, Velasco posa la carafe en cristal et s’installa face à eux.

— Dans les années 80, une amnistie larvée, qui ne disait pas son nom, protégeait les tortionnaires. D’abord, il y avait le problème des disparus. Sans corps, pas de victimes. Ensuite, le mot « torture » n’existe même pas dans le code pénal chilien. A priori, les militaires ne craignaient rien. A priori seulement, parce qu’il y avait d’autres pays plaignants. Les demandes d’extradition se sont multipliées. Au Chili même, on parlait de plus en plus de ces plaintes. Les journaux les évoquaient. Des manifestants se risquaient dans les rues. Pinochet vieillissait. Et le monde lui-même changeait : les dictatures, l’une après l’autre, s’effondraient. L’apartheid vacillait en Afrique du Sud. Les murs de l’Est tremblaient. Même les États-Unis ne soutenaient plus aussi franchement les dictatures sud-américaines. La question devenait donc sérieuse : le Chili allait-il extrader ses assassins ?

Kasdan glissa une question :

— C’est ce qui s’est passé avec Pinochet, non ?

— Pas tout à fait. Pinochet avait des ennuis de santé. Il s’est rendu à Londres pour se faire opérer d’une hernie lombaire. Il ne s’est pas assez méfié. En réalité, il n’y avait pas de plaintes anglaises contre lui mais le juge Balthazar Garzon, de Madrid, a pu faire valoir une plainte espagnole sur le territoire du Royaume-Uni. Les deux pays ont des accords. Le piège s’est refermé sur Pinochet. Il ne bénéficiait plus d’aucune immunité. Sauf son âge et sa soi-disant sénilité. C’est comme ça qu’il s’en est tiré. Volokine remit la balle au centre :

— Revenons à Wilhelm Goetz. Savez-vous quel a été son rôle au moment de la répression ?

— Pas un rôle important, ni officiel. Wilhelm Goetz n’était pas un militaire. Il n’était pas non plus un fonctionnaire du régime. Mais il était proche des tortionnaires, notamment des dirigeants de la DINA, la police secrète de Pinochet.

— Que faisait-il ?

Velasco se passa le dos de la main sous la barbe :

— On ne sait pas trop. Il n’y a pas eu beaucoup de survivants à ces interrogatoires. Pourtant, son nom est revenu dans plusieurs plaintes. Il est évident qu’il a assisté à des séances de torture.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Kasdan. Si ces plaintes proviennent d’Europe, pourquoi Goetz est-il venu justement se réfugier en France ? Pourquoi se jeter dans la gueule du loup ?

— Question intéressante… Il y a là un mystère. Goetz semblait ne rien craindre en France. Comme s’il bénéficiait ici d’une immunité. Il y a eu des rumeurs à ce sujet.

— Des rumeurs ?

Le Chilien joignit les mains, l’air de dire : « N’ouvrez pas le tonneau des Danaïdes. »

— Politiquement, les années 70 ont été une période complexe. Les pays avaient parfois entre eux des accords incompréhensibles. Et secrets. On a dit que certains Chiliens bénéficiaient d’une protection en France.

— Pourquoi ?

— Mystère. Mais Goetz n’est pas le seul à être venu se réfugier ici. Des membres de la DINA ont été accueillis. Ils ont tous bénéficié du statut de réfugié politique. Un comble.

— Vous avez la liste de ces « réfugiés » ?

— Non. Il faudrait faire des recherches. Je peux m’en occuper, si vous voulez.

Kasdan réfléchit. Ce nouveau fait pouvait expliquer les zonzons chez Goetz. Son témoignage posait un problème au gouvernement français et la DST ne voulait pas être prise de court.