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Il choisit de jouer franc jeu :

— Nous pensons que Wilhelm Goetz s’apprêtait à témoigner dans un procès pour crimes contre l’humanité au Chili, avez-vous entendu parler de quelque chose ?

— Non.

— Cela vous paraît plausible ?

— Bien sûr. Il n’y a pas d’âge pour avoir des remords. Ou bien Goetz avait une raison pragmatique de se mettre à table. Peut-être a-t-il été rattrapé par un dossier quelconque. Peut-être voulait-il monnayer sa liberté. Les choses s’accélèrent en ce moment dans ce domaine.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— La mort de Pinochet a électrisé tout le monde. Cela a donné un coup de fouet aux procédures en cours. La disparition du général a démontré que la plupart des responsables de la dictature allaient mourir de leur belle mort, sans avoir été inquiétés. Les magistrats s’agitent actuellement. Les procès vont avoir lieu et les têtes vont tomber.

— Vous parlez en Europe ou au Chili ?

— Un peu partout.

— Connaissez-vous des avocats en France spécialisés dans ce type d’affaires ?

— Non. Je ne suis pas impliqué dans ces poursuites. Ce n’est pas mon rôle. En revanche, je peux vous donner un nom qui vous sera utile. Un réfugié politique. (Il eut un bref sourire.) Un vrai. Un « sobreviviente », un survivant qui a subi des interrogatoires terribles avant d’atterrir en France. Cet homme a fondé une association visant à retrouver les tortionnaires, où qu’ils soient.

Volokine sortit son carnet Rhodia :

— Comment s’appelle-t-il ?

— Peter Hansen. Un Suédois. Toujours l’Internationale de gauche… C’est pour ça qu’il est encore vivant. Son gouvernement l’a tiré des geôles chiliennes.

Velasco se leva, contourna son bureau puis ouvrit un tiroir. Il chaussa ses lunettes et feuilleta un agenda revêtu de cuir. Il soumit les coordonnées du Scandinave. Volokine les recopia.

— Dernière question, fit Kasdan. Pure curiosité personnelle. Comment savez-vous tout ça, vous ? Vous m’avez l’air sérieusement impliqué dans ces dossiers…

Velasco joua de son sourire :

— Je ne suis attaché d’ambassade que depuis 5 ans. Un poste honorifique, pour occuper ma retraite. Auparavant, j’étais juge d’instruction.

— Vous voulez dire…

— Je suis un des juges qui ont poursuivi Augusto Pinochet, oui. Sur son propre territoire, et croyez-moi, la partie était difficile. Le général possédait encore de nombreux appuis et personne, au Chili, je parle des notables, n’avait envie de sortir les cadavres du placard.

— Vous avez interrogé Pinochet ?

— Je l’ai même assigné à demeure !

L’intérêt de Kasdan redoublait pour ces moments historiques :

— Les interrogatoires, comment se sont-ils passés ?

— C’était plutôt ubuesque. D’abord, il n’était pas question qu’il se déplace. C’est donc moi, avec ma greffière, qui lui rendais visite dans sa villa de Santiago. Je sonnais, tout simplement. Avec une armée de journalistes derrière moi.

— Et ensuite ?

— Il me proposait du thé et nous parlions tranquillement du sang qu’il avait sur les mains.

Kasdan imaginait la scène : ce général tyrannique, qui avait prononcé la phrase célèbre : « Aucune feuille ne bouge dans ce pays sans que je le sache », soudain mis au pied du mur, forcé de rendre des comptes à cet aristocrate élégant…

— Vous savez, poursuivit Velasco, Pinochet n’était pas du tout comme on le pensait. Il s’était forgé un personnage de dictateur omniscient, sans pitié, mais c’était un petit bonhomme. Un lèche-cul sans envergure. Un mari sous la coupe d’une épouse ambitieuse, plus haute que lui socialement. Elle l’avait surpris à la tromper quand il était âgé de la trentaine. Depuis ce temps, il filait droit. Avant 1970, Pinochet n’avait qu’un rêve : devenir douanier, ce qui lui paraissait plus prometteur que militaire.

Velasco but une gorgée de citronnade. Même avec le recul des années, il paraissait encore étonné par le surréalisme de ces événements.

— Le plus fou, enchaîna-t-il, c’était que « Pinocchio », un de ses surnoms, était contre le coup d’Etat. Il avait peur ! Il s’est retrouvé aux commandes du pays par hasard. Les Américains ont simplement posé sur le trône le général le plus ancien du corps de l’armée de terre. Augusto Pinochet. Là, il s’en est donné à cœur joie. Comme un enfant cruel à qui on donnerait un pays. Les Américains ont pu se réjouir : il s’est acharné sur les socialistes comme s’il s’agissait d’éradiquer une maladie contagieuse. A cette époque, les généraux disaient : « Il faut tuer la chienne avant qu’elle fasse des petits. »

Ces propos rappelèrent à Kasdan les paroles de Naseer à propos du plan Condor qui visait à éliminer le « cancer communiste » où qu’il soit. Il évoqua ce projet. Velasco répondit :

— Peut-être que Goetz possédait des informations sur ce point spécifique. Peut-être avait-il participé à des opérations… Comment savoir ? Il est mort avec ses secrets. A moins bien sûr qu’il n’ait déjà témoigné. A vous de trouver son avocat.

Volokine lui rendit son agenda et ferma son bloc. Le diplomate se leva et ouvrit la porte de son bureau. En manière de conclusion, il dit :

— Vous avez dû le comprendre, je n’étais pas du côté des socialistes. Pas du tout. J’appartenais à la haute société chilienne et je l’avoue, à l’époque d’Allende, j’avais peur, comme tous les nantis. Nous avions peur de perdre nos biens. Peur de nous retrouver aux mains des Russes. Peur de voir le pays s’écrouler. D’un point de vue économique, le Chili était au bord du gouffre. Alors, quand il y a eu le putsch, nous avons dit « ouf ». Et nous avons détourné les yeux quand les militaires ont assassiné des milliers de personnes dans le stade de Santiago. Quand des commandos de la mort ont sillonné le pays. Quand les étudiants, les ouvriers, les étrangers ont été fusillés dans les rues. Ensuite, nous avons retrouvé nos vieilles habitudes bourgeoises alors que la moitié du pays crevait dans des geôles.

Les deux partenaires suivirent le Chilien jusqu’au vestibule de sa maison. Une demeure hispano-américaine, pleine de petites pièces percées de fenêtres étroites, dotées de grilles en fer forgé, dans le style castillan.

Sur le seuil, Kasdan demanda :

— Pourquoi avoir poursuivi Pinochet alors ?

— Un hasard. Le dossier est tombé sur mon bureau. Il aurait pu arriver dans le bureau voisin. Je me souviens exactement de ce jour… Vous connaissez Santiago ? C’est une ville grise. Une ville aux couleurs de plomb et d’étain. Dans ce dossier, j’ai vu un signe de Dieu. On m’offrait une chance. De racheter mon péché d’indifférence et de complicité. Malheureusement, Pinochet est mort sans avoir été châtié et moi, je joue encore à l’aristocrate, dans votre pays, en buvant ma citronnade…

— En tout cas, Goetz, lui, a expié sa faute. Sa mort a été son châtiment.

— Vous pensez que son meurtre est lié à toutes ces vieilles histoires ?

Kasdan lui servit une réponse de fonctionnaire :

— Pour l’instant, nous n’excluons aucune possibilité. Velasco acquiesça. Son sourire, enfoui dans sa barbe, semblait dire : « Vous êtes dans la merde et je connais bien ce bain. » Il ouvrit la porte, laissant l’averse s’engouffrer sur le seuil :

— Bonne chance. Je vous appelle quand j’aurai la liste des tortionnaires « importés » en France.

Kasdan et Volokine coururent rejoindre le break. La maison de Velasco se trouvait dans un quartier résidentiel de Rueil-Malmaison. De part et d’autre de la chaussée, on ne voyait que des buissons épais et des arbres centenaires.