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Volokine tenait toujours son bloc Rhodia, où étaient inscrites les coordonnées de Peter Hansen, le réfugié politique, chasseur de bourreaux chiliens. Ils n’eurent pas besoin de se consulter : ils avaient la nuit pour fouiller la piste politique.

34

Une demi-heure plus tard, Kasdan manœuvrait dans un quartier exigu du dix-huitième arrondissement, suant à grosses gouttes à l’idée d’accrocher sa bagnole. Rue Riquet. Rue Pajol. Puis, enfin, à gauche, rue de la Guadeloupe. Sous la pluie torrentielle, le boyau ressemblait à un tambour de machine à laver battant les voitures stationnées.

Peter Hansen vivait au 14. Un immeuble sans âge, serré comme un carton poussiéreux parmi d’autres édifices. Clé universelle. Quelques mots au concierge et les voilà partis pour le cinquième étage. Sans ascenseur. L’escalier embaumait l’encaustique mais la minuterie ne marchait plus. Ils grimpèrent les étages, guidés par la lumière des réverbères qui filtrait par la fenêtre de chaque palier.

Parvenus au cinquième, ils repérèrent le seuil de Hansen — son nom était écrit au feutre sur une carte. Kasdan remonta sa ceinture, rajusta son treillis puis se composa une tête sympathique. Le bon gros nounours de la maison Poulaga. Il sonna. Pas de réponse. Il sonna encore. Rien. Bref coup d’œil à Volokine : de la lumière filtrait sous la porte. Il frappa violemment et avertit :

— Police. Ouvrez !

Le Russe tenait déjà son Glock. L’Arménien dégaina à son tour, marmonnant un juron. De l’épaule, il poussa la porte pour simplement éprouver les verrous. Rien n’était fermé. Il prit son recul en vue d’enfoncer la paroi d’un coup de talon.

A ce moment, la porte s’ouvrit. Un homme, grand échalas, cheveux longs et barbe grise, apparut sur le seuil.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il très calmement.

Kasdan plaqua son arme contre sa cuisse, derrière son treillis.

— Nous sommes de la police, fit-il d’une voix douce. Je suis le commandant Kasdan. Voici le capitaine Volokine. Vous êtes bien Peter Hansen ?

L’homme acquiesça. Il tenait une cuillère en bois et portait un tablier de toile beige. Il ne semblait pas étonné par les deux gaillards qui se révélaient dans la clarté électrique du vestibule. Posé, décontracté, le Suédois ressemblait à ce qu’il était sans doute : un vieux célibataire en train de préparer sa popote un peu tard, selon l’horaire latin.

— On peut entrer ? Nous avons quelques questions à vous poser.

— Aucun problème.

Hansen pivota et les invita à le suivre. Les deux partenaires rengainèrent discrètement et marchèrent dans un couloir étroit jusqu’à un salon minuscule. Un canapé affaissé, deux fauteuils usés encadraient une malle de marin noire qui tenait lieu de table basse. Des ponchos multicolores étaient suspendus contre les murs. Des masques de cuir, des objets en lapis-lazuli, des poteries de terre rouge, des étriers en bois sculpté, des instruments anciens de navigation en cuivre complétaient la décoration. Kasdan se dit que les brocantes de Santiago ou de Valparaiso devaient proposer le même genre de bric-à-brac.

— Je n’ai passé que quelques années au Chili, commenta Hansen. Les pires de ma vie. Pourtant, j’ai adhéré totalement à cette culture…

Kasdan considéra le vieil homme, chandail informe, jean délavé sous son tablier. Il semblait sortir d’une manifestation contestataire des Seventies. L’Arménien demanda d’une voix plus calme encore, essayant de casser son ton naturel de flic :

— Nous avons frappé plusieurs fois. Pourquoi vous n’avez pas ouvert ?

— Je n’ai rien entendu, excusez-moi. J’étais dans la cuisine. L’Arménien lança un coup d’œil à Volokine, qui semblait ne pas comprendre lui non plus : l’appartement ne devait pas excéder soixante mètres carrés. Ils n’insistèrent pas. Hansen désigna le mobilier du salon :

— Asseyez-vous, je vous en prie. Vous voulez du vin ? Du maté ?

— Du vin. Très bien.

— J’ai un délicieux vin rouge du Chili. Du « vino tinto ».

Il parlait avec un curieux accent, mi-scandinave, mi-espagnol, et hachait les syllabes comme de fines rondelles d’oignons. Il repartit dans la cuisine. Kasdan écrasa sa masse dans l’un des fauteuils, imitant Volokine, déjà recroquevillé dans le canapé. Des effluves émanaient de la cuisine. Haricots. Potiron. Piments. Maïs…

L’Arménien pouvait observer leur hôte par la porte de la cuisine. Il ressemblait à Velasco. Le même genre de grande saucisse à barbe grise, aux gestes élégants et au sourire facile. Mais il y avait quelque chose de dépareillé, de négligé chez le Suédois qui évoquait plutôt une version beatnik de l’aristocrate. Dans les années 70, quand Velasco s’inquiétait de l’avenir du Chili, dans les clubs huppés de Santiago, Peter Hansen devait refaire le monde avec ses amis socialistes.

L’homme réapparut avec une bouteille noire, un tire-bouchon, trois verres ballons. Il s’installa dans le deuxième fauteuil et entreprit d’ouvrir le « grand cru ». Ses mains étaient longues et fines comme des mandibules.

— Vous savez qu’il y a une grande tradition viticole au Chili ? On dit qu’elle vient des conquistadores, qui ont semé des grains de raisin d’Espagne pour produire du vin de messe… (Il déboucha la bouteille.) On dit beaucoup de choses au Chili… Un chanteur a écrit : « Un pays plein d’espoir où personne ne croit en l’avenir, Un pays plein de souvenirs où personne ne croit au passé »…

Il remplit lentement les verres.

— Goûtez-moi ça.

Les enquêteurs s’exécutèrent. Cela faisait une éternité que Kasdan n’avait pas bu de vin. Son premier réflexe, au contact du breuvage, fut de penser à son cerveau — et à son traitement. Il espérait que le mélange comprimés/alcool n’allait pas le rendre malade.

— Alors ?

— Excellent.

Kasdan avait répondu au hasard — il ignorait tout des vins. Et il ne fallait pas compter sur le fumeur de joints qui reniflait son verre comme un chien indécis.

— Que puis-je faire pour vous ? demanda le Scandinave. Kasdan attaqua posément, exposant de la manière le plus vague possible l’objet de leur investigation. Ce qui ressortait de son discours, c’était qu’ils enquêtaient sur un meurtre, « peut-être » lié à des tortionnaires de la junte chilienne, « peut-être » installés en France…

Hansen répondit, sans paraître le moins du monde étonné :

— Vous avez des noms ?

— Nous pouvons commencer par Wilhelm Goetz. Fixé à Paris depuis 20 ans.

Hansen sursauta. Il demanda, d’une voix tremblante :

— Vous avez une photo ?

Kasdan sortit le portrait qu’il avait piqué à l’Éphorie. L’homme observa attentivement le tirage et, en quelques secondes, se transforma. Son visage se creusa. Ses yeux, ses rides, ses lèvres : tout devint plus profond, plus sombre. Puis sa peau changea d’aspect. Grise, terne, elle parut se fondre dans la barbe. Hansen se muait en statue du Commandeur.

— Le Chef d’orchestre, murmura-t-il en rendant la photo.

— Le chef d’orchestre ?

Hansen ne répondit pas. Au bout d’une bonne minute de silence, les yeux fixes, il grommela, de sa voix grave :

— Excusez-moi. L’émotion. Je pensais avoir dépassé tout ça mais… (Il se reprit.) Je pensais surtout que cet homme était mort. (Un fantôme de sourire se dessina parmi les poils de sa barbe.) Disons plutôt que je l’espérais…