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Le Suédois paraissait bloqué. La violence des retrouvailles. Ou l’aspect de Kasdan, trop massif, trop militaire. Volokine intervint. Il était l’ange de l’équipe.

— Nous comprenons votre émotion, monsieur Hansen. Prenez tout votre temps. Que pouvez-vous nous dire sur cet homme ? Pourquoi l’appelez-vous le « chef d’orchestre » ?

Hansen prit son souffle :

— J’ai été arrêté en octobre 1974. Je déjeunais dans ma maison. Sans doute une dénonciation des voisins. A l’époque, il suffisait d’être étranger pour être arrêté. Certains étaient même fusillés dans la rue, en bas de chez eux, sans autre forme de procès. Souvent, les dénonciateurs étaient tués eux aussi, avec les autres. C’était le chaos total. Bref, les membres de la police paramilitaire ont débarqué chez moi. Ils m’ont tapé dessus et m’ont amené à la station de police la plus proche où j’ai encore été battu. Je ne me plaignais pas. Là-bas, c’était un vrai carnage. Un étudiant avait été blessé par balle dans le dos. Les soldats sautaient à pieds joints, à tour de rôle, sur sa blessure…

Hansen se tut. Le flux des souvenirs, trop fort, lui coupait le souffle. Volokine usa de sa voix la plus douce :

— Que s’est-il passé ensuite ?

Après un temps, le Suédois reprit, avec son accent monocorde :

— On m’a placé dans une des camionnettes bleues de la DINA. On les appelait les « mouches bleues ». On m’a mis de la ouate humide dans les oreilles et un masque de cuir sur le visage qui m’empêchait de voir quoi que ce soit. On a roulé. Les pensées que j’avais à ce moment étaient curieuses. Je ne vous ai pas dit le principal : je n’appartenais pas à l’Unité Populaire. J’étais à peine socialiste… A cette époque, j’étais simplement allé au bout de mon destin nomade. Beaucoup de drogues, beaucoup de sexe, un peu de méditation… En 1970, j’ai échoué à Katmandou. C’est là-bas que j’ai rencontré des Chiliens qui m’ont parlé du régime d’Allende comme d’un pays de cocagne. Une sorte de réalisation du rêve communautaire beatnik. Je suis allé à Santiago, par pure curiosité. Je fumais du cannabis. J’allais aux réunions politiques du MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire)… Surtout pour draguer les militantes. Donc, je ne savais pas grand-chose. Pourtant, ce jour-là, dans le bus, je me suis fait une promesse. Ne rien dire. La torture et la peur sont des choses étranges. Des forces qui vous secouent, au sens propre et au sens figuré. Vous vous révélez : un lâche ou un brave. Moi, quand j’ai vu ces salopards se mettre en quatre pour me faire souffrir, j’ai décidé de ne plus rien dire. De devenir un héros. Même inutile. Après tout, je n’avais rien fait d’exceptionnel jusqu’ici. Autant finir en beauté !

Kasdan prit la parole :

— Où vous a-t-on conduit ?

— Je ne sais pas. À la Villa Grimaldi, sans doute. Le haut lieu de la torture à Santiago. Mais je n’avais pas de notion de temps ni de distance. Quand vous n’entendez rien, que vous ne voyez rien, et que vous recevez des taloches de temps en temps, comme ça, sans raison, toute mesure devient relative…

— C’est à ce moment que vous avez vu Goetz ?

— Non. Cette nuit-là… Enfin, il me semblait que c’était la nuit… J’ai eu affaire à des militaires. Des coups. Des injures. Puis la baignoire. Ils m’ont noyé plusieurs fois. Parfois dans de l’eau. D’autres fois dans de la paraffine brûlante ou des excréments. Je ne parlais toujours pas. Ensuite, ils ont voulu utiliser l’électricité. C’était presque drôle parce qu’à l’évidence, ils ne savaient pas se servir de leur machine. Alors, les Français sont apparus.

— Des Français ?

— Je crois qu’ils étaient français, oui. A l’époque, je ne parlais pas votre langue.

— Que faisaient-ils là ?

Hansen eut un sourire. Il but une gorgée de vin et reprit des couleurs.

— C’était assez simple à deviner. Ils formaient les Chiliens. Ils leur montraient comment ces instruments marchaient, comment il fallait appliquer la pointe électrifiée. D’ailleurs, j’ai entendu aussi des voix qui parlaient en portugais. Sans doute des « élèves » venus du Brésil. Oui, j’étais au centre d’une espèce de stage…

Les deux flics échangèrent un regard. Des Français, sans doute des militaires, en délégation au Chili afin de livrer une formation concernant la torture. Des instructeurs aidant la junte de Pinochet à mieux briser le front subversif. Si la France était mouillée dans la répression du coup d’Etat, alors le gouvernement avait de sérieuses raisons de surveiller Wilhelm Goetz, qui avait soudain la langue trop pendue…

Volokine reprit le fil de l’histoire :

— Combien de temps êtes-vous resté dans ces… bureaux ?

— Je ne sais pas. Je m’évanouissais, je revenais à moi… Bientôt, on m’a emmené. De nouveau la camionnette. De nouveau, les bouchons de ouate et le masque de cuir. Cette fois, on a roulé vraiment longtemps. Au moins une journée. Puis je me suis retrouvé dans un endroit totalement différent. Un hôpital. Je sentais les odeurs de médicaments. Mais c’était un hôpital bizarre, qui semblait surveillé par des chiens. Les aboiements nous suivaient partout.

— Ce transfert, c’était pour vous soigner ?

— C’est ce que j’ai cru. J’étais naïf. En réalité, l’interrogatoire continuait… Ou plutôt, pour être précis, l’expérience…

— L’expérience ?

— J’étais une sorte de cobaye, vous comprenez ? Mes bourreaux avaient compris que je n’avais rien à dire. En revanche, mon corps pouvait encore les renseigner. Je veux dire : il était devenu un matériau pour tester les limites de la souffrance, vous voyez ?

Kasdan écoutait, renfrogné dans son fauteuil. Toute cette merde lui était familière. Il savait, il l’avait toujours su, que cette enquête liée au Chili les emmènerait au cœur de la saloperie humaine.

— A l’hôpital, demanda-t-il, que vous a-t-on fait ?

— Je ne portais plus de bandeau. Les murs de faïence blanche, les odeurs aseptiques, les cliquetis des instruments. J’étais abruti de fatigue et de souffrance mais la peur se frayait tout de même un chemin jusqu’à mon cerveau. Je savais que j’étais déjà mort. Je veux dire : j’étais un « desaparecido  ». Un disparu. Un homme qui n’existait plus dans aucun registre. Vous savez que la DINA ne possédait pas d’archives écrites ? Aucune trace, aucune vérité. Une machine d’anéantissement total qui…

Volokine le recadra, en douceur :

— Monsieur Hansen, que s’est-il passé à l’hôpital ?

— Les médecins sont arrivés. Ils portaient des masques chirurgicaux.

— Et Goetz, l’homme de la photo ? Il était là ?

— Il est apparu à cet instant, oui. Il ne portait ni blouse ni masque. Il était habillé en noir. Il ressemblait à un prêtre. Un des chirurgiens s’est adressé à lui. Par son nom. Les mots qu’il a prononcés alors étaient tellement extraordinaires que je ne les ai jamais oubliés…

— Quels mots ?

— « Le concert peut commencer. »

— Le concert ?

— Je vous assure. C’est ce qu’il a dit. Et c’est en effet ce qui s’est passé. Au bout de quelques minutes, alors que les médecins choisissaient leurs instruments, j’ai entendu des voix… Des voix d’enfants. C’était sourd, ouaté, comme dans un cauchemar…

— Ces enfants, que chantaient-ils ?

— A l’époque, j’écoutais beaucoup de musique classique. J’ai tout de suite reconnu l’œuvre. C’était le Miserere de Gregorio Allegri. Un ouvrage a cappella, très connu…