Un coin de la mosaïque se dévoilait. Par une perversité unique, les Chiliens opéraient leurs cobayes au son d’une chorale. Donnant voix à ses pensées, Hansen continua :
— Des bourreaux mélomanes… Ça ne vous rappelle rien ? Les nazis, bien sûr ! La musique était au cœur de leur système maléfique ! Au fond, tout cela n’était pas étonnant.
— Pourquoi ?
— Parce que mes médecins étaient allemands. Ils parlaient allemand entre eux.
De très anciens cauchemars se levaient, reproduisant les mêmes schémas de terreur. Nazisme. Dictatures sud-américaines. Une filiation presque naturelle.
Après une hésitation, l’Arménien se décida à poser la question cruciale :
— Ces médecins, que vous ont-ils fait ?
— Je préfère ne pas en parler. Ils m’ont blessé, tailladé, opéré… À vif, bien sûr. J’ai vécu un enfer sans nom, entendant toujours, au fond, ces voix d’enfants, mêlées aux bruits des instruments, à mes hurlements, alors que la douleur éclatait partout dans mon corps.
Hansen se tut. Les deux visiteurs respectèrent son silence. Ses yeux sombres étaient exorbités. Kasdan se résolut à lui arracher un mot de conclusion.
— Comment en êtes-vous sorti ?
Hansen sursauta. Puis, très lentement, un sourire revint jouer sur ses lèvres :
— C’est ici que mon histoire devient intéressante… Je veux dire : vraiment originale. Les médecins m’ont prévenu qu’ils allaient m’anesthésier complètement.
— Pour stopper vos souffrances ?
Le Suédois éclata de rire et vida son verre :
— Ce n’était pas le genre de la maison. Pas du tout. Ils voulaient simplement se livrer à un petit jeu avec moi.
— Un jeu ?
— Les chirurgiens se sont penchés sur moi et m’ont expliqué que j’avais une chance de sauver ma peau. Il suffisait que je leur donne une bonne réponse… Ils allaient m’opérer. Procéder à l’ablation d’un organe. Puis ils attendraient que les effets de l’anesthésie se dissipent et que je me réveille. Alors, il faudrait que je reconnaisse ma douleur. Il faudrait que je devine quel organe ils m’avaient arraché. A cette seule condition, j’aurais la vie sauve. Si j’échouais, ils effectueraient d’autres prélèvements, cette fois à vif, jusqu’à ce que ma mort les arrête.
Le silence s’imposa dans le petit salon. Un silence glacé comme un permafrost. Ni Kasdan ni Volokine n’osait relancer l’interrogatoire.
Enfin, Hansen enchaîna :
— Je me souviens de cela comme d’un rêve… Je me suis doucement endormi au son de la voix des enfants… J’étais dans une sorte de transe. Des images flottaient au fond de mon esprit : un rein brunâtre, un foie noir, des testicules sanglants… Qu’allaient-ils me voler ? Allais-je pouvoir identifier ma souffrance ?
Le Suédois s’arrêta. Les deux partenaires ne respiraient plus. Ils attendaient la conclusion du récit.
— Au fond, chuchota Hansen, j’ai eu de la chance. Les organes que les médecins m’ont prélevés — parce qu’il y en avait deux — étaient très faciles à deviner.
D’un geste, il releva les mèches grises qui entouraient son visage.
A la place des oreilles, il avait deux plaies couturées dont les cicatrices évoquaient des barbelés. Kasdan se força à regarder. Volokine détourna les yeux.
Le supplicié conclut d’une voix sourde :
— Il ne faut pas vous étonner que je ne réponde pas quand on frappe à ma porte. J’ai seulement vu qu’elle bougeait tout à l’heure, quand vous l’avez poussée. Et depuis que vous êtes ici, je lis sur vos lèvres. Finalement, le Miserere des enfants est la dernière chose que j’ai entendue dans mon existence.
35
— Arnaud ? Kasdan.
— Tu m’appelles pour Noël ?
— Non. Pour un renseignement.
— On est rangés des voitures, mon vieux. T’es pas au courant ?
— Des instructeurs français, qui seraient allés donner des cours de torture au Chili, dans les années 70, ça te dit quelque chose ?
— Non.
La voix de Jean-Pierre Arnaud résonnait dans l’habitacle de la voiture. Volokine écoutait en silence : il était en train de brûler un carré de shit bien compact. Son visage brillait à la flamme comme au fond d’un tabernacle. Il semblait cette fois bouleversé par le témoignage de Hansen, alors que les morts de Naseer et du père Olivier ne lui avaient fait ni chaud ni froid.
— Tu pourrais vérifier ? continua Kasdan.
— J’ai pris ma retraite il y a 8 ans. Comme toi. Nous sommes à deux jours de Noël et je viens d’arriver chez mes enfants. Voilà la situation, mon petit père. Ni toi ni moi n’y pouvons rien.
Jean-Pierre Arnaud était un colonel du 3e RPIMA qui avait intégré les services du Renseignement militaire dans les années 80 et avait achevé sa carrière comme instructeur-armurier. Kasdan l’avait connu à cette époque. Ils fréquentaient tous deux les mêmes stages de formation, organisés par les fabricants d’armes automatiques et semi-automatiques.
— Est-ce que tu pourrais te renseigner ? insista Kasdan. Rappeler les collègues ? Trouver les noms de ces experts français ?
— C’est de la vieille histoire. Ils doivent être tous morts.
— Nous sommes bien vivants, nous. Arnaud éclata de rire :
— T’as raison. Je vais voir ce que je peux faire. Mais après les fêtes.
— Non. Ça urge !
— Ben voyons. Kasdan, tu es une vraie caricature.
— Tu peux secouer le cocotier ou non ?
— Je te rappelle demain.
— Merci, je…
— Tu m’en dois une, c’est ça ?
— Exactement.
Le colonel raccrocha en riant. Il paraissait à la fois amusé et consterné par l’attitude de Kasdan, vieux retraité qui se donnait des airs de flic sur la brèche.
Volokine murmura :
— Vous me prêteriez votre bagnole, cette nuit ?
Kasdan le regarda sans répondre. Le gamin venait d’allumer son joint. Il ajouta en souriant :
— J’ai bien compris que vous faisiez un transfert sur votre Volvo.
— Transfert mon cul. Pourquoi veux-tu ma bagnole ?
— Je dois vérifier des trucs.
— Quels trucs ?
— Je veux creuser encore du côté des enfants. Et aussi des voix. El Ogro : je suis sûr qu’il y a là un élément important. Le Chilien travaillait à Paris depuis 20 ans. Je veux retrouver tous les chanteurs qui ont bossé sous sa direction. Même les plus âgés. Surtout les plus âgés. Ils se souviendront. Ils me parleront.
Kasdan tourna sa clé de contact :
— Il y a mieux à faire. Il faut gratter encore la piste politique. D’une façon ou d’une autre, le passé a rattrapé Goetz.
— Tout est lié. Les enfants assassins. Le Miserere. La dictature chilienne. Les trois victimes, qui sont aussi des coupables. Donnez-moi jusqu’à demain matin pour vaquer à mes affaires. Première heure, on s’attaque aux magouilles franco-chiliennes de l’époque. Promis.
Kasdan emprunta la rue de la Chapelle, en direction du métro aérien.
— OK, fit-il d’un ton de lassitude. Je me dépose et je te laisse la caisse. Mais tu fais gaffe, hein ? On réattaque demain matin à 8 h. Noël joue pour nous. La Crim sera plus lente que d’habitude. Mais pas non plus immobile…
— Le mec qui a repris l’enquête, Marchelier, qu’est-ce qu’il vaut ?