Kasdan s’arrêta face au nombre de questions et à l’absence de réponses. Un frisson le secoua. Il réentendit la petite voix, dans l’obscurité, de la nuit dernière. Qui va là, putain ? Une voix étrangement douce. Rieuse. Une voix qui voulait jouer… Il comprit qu’il avait peur. D’un coup, il eut envie de téléphoner à Volokine mais se raisonna.
Soudain, son portable sonna.
— Mendez. Les résultats précis de la métallisation des plaies du Mauricien, ça t’intéresse ?
— Je t’écoute.
— Des particules de fer. Du fer noir. A priori un couteau. Plutôt ancien. Un instrument qui daterait au moins du XIXe siècle. On a aussi des échantillons d’os.
— D’os ?
— Oui. De yack. Sans doute des traces du fourreau de l’arme. J’ai passé quelques coups de fil. L’arme utilisée pourrait être un couteau rituel, provenant du Tibet. Une sorte de talisman qui vise à chasser les spectres et les terreurs nocturnes. Bref, encore un truc incompréhensible.
Kasdan réfléchit mais sa fatigue coupait court à tout développement. Et d’ailleurs, ce nouvel élément faisait déborder la coupe. Trop d’éléments étranges. Disparates.
Il salua le légiste et rejoignit le salon, se fermant à toute réflexion. Il alla s’asseoir dans son fauteuil, chope de café en main, près d’une des fenêtres mansardées qui s’ouvraient sur l’église Saint-Ambroise.
Là, il rechercha la paix en ruminant d’autres tortures, d’autres horreurs, qui lui étaient cette fois familières. Quitte à être empoisonné par des cauchemars, autant que cela soit les siens.
La forêt dense se forma, un sentier de latérite se dessina.
Il se cala au fond du siège en cuir et se laissa partir en direction du Cameroun.
Vers la scène primitive, qui expliquait tout.
37
La nuit au bout du fil. Volo était d’abord retourné au 15–17, rue Gazan et avait fouillé le salon de musique de Goetz. Jusqu’à dénicher les archives professionnelles du Chilien. Des archives plutôt curieuses : elles ne se présentaient pas sous la forme d’une liste de chorales mais d’une série d’œuvres que Goetz avait dirigées. Sur la même ligne, on pouvait trouver, après la date du concert et le nombre de chanteurs, le nom de l’église où le récital avait eu lieu.
Un motet de Duruflé avait été interprété à Notre-Dame-des-Champs, en 1997. Un Ave Verum de Poulenc à l’église Sainte-Thérése, en 2000. L’adagio de Barber à Notre-Dame-du Rosaire en 1995… La liste était longue. Goetz avait aussi enregistré plusieurs disques. Un Miserere en 1989, une Enfance du Christ en 1992…
Que de la merde en barre. Il connaissait ces œuvres et rien qu’à y penser, il avait envie de gerber. Il s’était concentré sur les noms, les dates, et avait occulté la musique qui résonnait dans sa tête. En tout, sur un peu moins de 20 ans, Goetz avait dirigé huit chorales différentes, chaque fois durant 6 ou 7 ans.
Volokine avait inscrit les noms des paroisses sur son bloc, dont les quatre qu’il connaissait, et avait appelé, l’un après l’autre, les presbytères.
Sur huit, sept avaient répondu. Des prêtres ou des sacristains ensommeillés qui ne comprenaient pas ce qu’il se passait. Volokine les prévenait : qu’ils se tiennent prêts avec leurs archives, parce qu’il arrivait, lui, et ce n’était pas pour rigoler. Il bossait sur une enquête criminelle concernant un triple homicide.
Il traversait Paris dans le tacot de Kasdan. Déboulait dans la sacristie. Etudiait les archives de la chorale. En général, le registre était bien tenu et il trouvait sans problème la liste des enfants qui avaient chanté sous la direction de Goetz, ainsi que les coordonnées de leurs parents.
Alors, il téléphonait. En pleine nuit. En pleine illégalité. Il n’avait pas le droit de mener cette enquête. Encore moins de faire chier les gens en pleine nuit, à l’aube d’un dimanche 24 décembre. Mais tout résidait dans sa force de persuasion au moment du contact.
Cela donnait à peu près ceci :
— Capitaine de police Cédric Volokine, Brigade de Protection des Mineurs.
— Quoi ?
— C’est la police, monsieur. Réveillez-vous.
— C’est une blague ?
Voix nasale, empâtée de sommeil. Volo enchaînait direct :
— Vous voulez mon numéro de matricule ?
— Mais on est en pleine nuit !
— Votre fils a bien appartenu à la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire, en 1995 ?
— Mais… oui. Enfin, je crois… Je… Pourquoi ?
— Vit-il encore chez vous ?
— Heu… non. Je ne comprends pas…
— Vous pouvez me donner ses nouvelles coordonnées ?
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ne vous inquiétez pas. Il y a simplement un problème avec le maître de chœur de l’époque.
— Quel problème ?
— Il a été assassiné.
— Mais mon fils…
A ce moment précis, Volo montait le ton :
— Vous me donnez ses coordonnées ou vous préférez que je débarque chez vous avec un fourgon ?
En général, il obtenait le numéro de téléphone dans la minute. Il appelait alors l’ex-choriste. Pour tomber de nouveau sur une voix chiffonnée et des réponses évasives. Les gamins devenus grands ne se souvenaient de rien.
Il fallut écumer trois paroisses, passer une quarantaine de coups de fil, faire un stop au MacDo de la place Clichy, le seul ouvert jusqu’à 2 h du matin, pour reprendre des forces avant de tomber, enfin, sur du sérieux. A l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas, dans le cinquième arrondissement.
Volo avait appelé les parents de Régis Mazoyer à 3 h 40. Après s’être fait tirer l’oreille, le père, un ouvrier au parler de titi parisien, avait craché le morceau. Son fils, qui avait été chanteur virtuose, avait enregistré la voix solo sur le disque du Miserere de 1989, enregistré à l’église Saint-Eustache de Saint-Germain-en-Laye. Aujourd’hui, à 29 ans, il avait monté un atelier de réparation mécanique à Gennevilliers. Il vivait et dormait sur son lieu de travail.
Volokine composa le numéro et là, surprise. Une voix vive, alerte, répondant à la deuxième sonnerie. Avant le moindre mot d’introduction, le flic demanda :
— Vous ne dormez pas ?
— Je suis matinal. Et j’ai du boulot en retard.
Le Russe se présenta et attaqua ses questions, s’attendant aux traditionnelles réponses, fondées sur de vagues souvenirs. Mais Régis Mazoyer se rappelait le moindre détail. Volo devinait que le garagiste avait été passionné par cette discipline et que le disque qu’il avait enregistré sous la direction de Goetz constituait un sommet dans sa vie.
L’homme demanda :
— Que se passe-t-il avec M. Goetz ? Un problème ?
Volo marqua un temps. Prit sa voix de croque-mort. Annonça la nouvelle. Il y eut un silence. Sans doute, dans l’esprit de son interlocuteur, se télescopaient deux époques. Un passé révolu, émouvant, et un présent effrayant, violent, qui mettait un point final à toute mélancolie.
— Comment… Je veux dire, comment a-t-il été tué ?
— Je vous passe les détails. Parlez-moi de lui. De son comportement.