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— Nous étions très proches.

— A quel point ?

L’homme rit doucement au bout du fil.

— Pas comme vous le pensez, capitaine. Vous autres flics, vous voyez le mal partout…

Volo, les dents serrées, eut envie de répondre que le mal, en effet, était partout. Mais il se contenta d’ordonner :

— Décrivez-moi vos rapports.

— Monsieur Goetz se confiait à moi.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il m’avait pris en main. Il pensait que je pouvais aller loin en tant que chanteur. Mais il fallait aller vite. Notre temps était compté. J’avais déjà 12 ans. Je n’avais plus qu’un an ou deux devant moi, avant la mue.

— Vous semblait-il inquiet ?

— Plutôt, oui.

— En 1989 ?

Volokine avait lancé un coup de sonde à l’aveugle. Il était le premier surpris de tomber juste.

— Parfois, continua Mazoyer, nous restions à répéter tous les deux, le soir, et je sentais qu’il était angoissé. Je garde l’impression d’un malaise. D’ailleurs, je sais de quoi il avait peur.

— De quoi ?

— Un soir, alors que je travaillais le Miserere, en vue de l’enregistrement du disque, Goetz avait l’air particulièrement nerveux. Il n’arrêtait pas de lancer des regards aux quatre coins de l’église, comme si quelque chose allait apparaître.

— Continuez.

— Après ça, il s’est effondré en larmes. Ça m’a fait un choc. Pour moi, les adultes ne pleuraient pas.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Un truc bizarre… Il m’a dit que les enfants avaient raison de croire aux contes qu’on leur racontait. Que parfois, les ogres existaient, dans la réalité…

Volokine sentit les poils de son cou se hérisser :

— Il vous a parlé d’ogres ? A-t-il formulé l’expression « El Ogro » ?

— Oui. Je me souviens. C’est le terme qu’il a utilisé. En espagnol.

— Donnez-moi votre adresse.

— Mais…

— Votre adresse.

Mazoyer dicta ses coordonnées. Volokine annonça :

— J’apporte les croissants.

Le Russe se trouvait toujours dans l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Le sacristain était reparti se coucher, lui demandant de sortir par la porte latérale, restée ouverte.

Avant de quitter les lieux, il voulait vérifier un autre fait. Quelque chose qui le taraudait depuis un moment. Il composa le numéro de cellulaire d’un flic espagnol, travaillant à Tarifa. Le type parlait français. Ils avaient bossé ensemble sur le cas d’un pédophile qui récupérait des enfants africains clandestins et leur faisait tourner des films « gonzo ». Le pire du pire, avec un petit truc dégueulasse en plus.

— José ?

— Que ?

— C’est Volokine, José. Réveille-toi. Je suis sur un coup en urgence.

L’homme se racla la gorge et trouva quelques mots de français au fond de son cerveau embrumé :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Juste une information, qui concerne un mot en espagnol.

— Quel mot ?

— El Ogro : qu’est-ce que ça veut dire ?

— L’Ogre, comme en français.

— C’est tout ?

Le flic espagnol parut réfléchir. Volokine l’imaginait dans l’obscurité de sa chambre, en train de se débarrasser de ses rêves pour retrouver quelques idées claires.

— Disons que c’est un peu plus que ça.

— C’est-à-dire ?

— « El Ogro », c’est l’équivalent du « croque-mitaine » en français. Ou du « boogeyman » en langue anglaise.

— Celui qui vient chercher les enfants pendant leur sommeil ?

— C’est ça.

— Merci, José.

Il claqua son portable. Fourra ses notes dans sa gibecière. Enfila son treillis. Il sortait de la pièce quand il perçut un craquement suspect, près du portail, au bout de la nef.

Il lança un regard circulaire. Seule l’ampoule du bureau éclairait la salle de pierre. Sens en alerte, Volo éteignit et attendit. Très faiblement, la lumière des réverbères du dehors perçait par les vitraux. Pas un bruit. Pas un frottement. Mais l’église lui paraissait remplie de sons infimes, à fleur de silence. Qui était là ?

Nouveau craquement, au fond du chœur, vers l’autel. Le Russe monta sur la base d’une colonne, surplombant les rangées de chaises.

Il ne voyait rien mais acquit une conviction.

Il n’était pas seul et « ils » étaient plusieurs…

Soudain, il aperçut une ombre, effilée comme un poignard, projetée sur l’allée centrale par la faible clarté de la rosace. C’était l’ombre étirée d’un corps, portant à son sommet un petit chapeau. Ou une casquette.

Tout disparut. Un autre frôlement retentit de l’autre côté, près de l’autel. Le temps que Volokine tourne la tête, il aperçut une silhouette furtive, entre l’angle du buffet et une colonne. Un fantôme qui ne dépassait pas un mètre quarante. Avec un chapeau vert sur la tête. Bon Dieu : qu’est-ce qu’il se passait ? Il avait l’impression d’être en pleine descente d’acide.

Une minute passa, dans le plus parfait silence. Au moment où il croyait avoir rêvé, un ricanement étouffé retentit. Puis un autre, ailleurs. Puis un autre encore… Des feux follets sonores.

Volokine sentit une étrange chaleur dans ses veines, se mélangeant aux courants glacés de la peur. Sur ses lèvres, sans même qu’il y prenne garde, un sourire se dessina. « Vous êtes là… », murmura-t-il d’une voix qui revenait de très loin.

Et il ouvrit ses bras, tel saint François d’Assise parlant aux oiseaux.

L’instant suivant, la panique reprit le dessus, l’arrachant à son délire. À l’arrière de son crâne battait cette conviction : il n’avait aucune chance face à eux.

La porte laissée ouverte par le sacristain n’était qu’à quelques mètres. Un craquement, sous les orgues, fut le signal. Volokine fit trois pas de côté. Trouva le chambranle. Disparut comme un voleur de reliques.

38

La Défense. Nanterre-Parc. Nanterre-Université… Volokine filait sur l’autoroute qui surplombait la plaine grise de la banlieue et la coupait à la manière d’un cutter. Il connaissait cette route. C’était son chemin quand il allait voir la vieille Nicole, au foyer d’accueil d’Épinay-sur-Seine. Ces visites, il les rendait à reculons. Il n’avait aucune tendresse pour la vieille éducatrice. Il ne souhaitait pas livrer son cœur à un ersatz de famille. Il n’avait pas de parents. Il n’en avait jamais eu. Pas question de se bricoler un mensonge de ce côté-là. Volokine se voulait dur. Et aussi, d’une certaine façon, pur. Un vrai orphelin. Détaché. Sans racines ni passé.

Pour chasser ces pensées, il mit la radio. France-Info. Un message tournait en boucle à propos du meurtre du père Olivier. Ce n’était pas toutes les veilles de Noël qu’un prêtre se faisait tuer dans une église. Volokine écoutait ces news avec satisfaction. Pas un mot sur le meurtre de Goetz. Ni sur celui de Naseer. Pour l’heure, les médias se concentraient sur le passé du père Olivier, alias Alain Manoury, mis en examen pour agression sexuelle en 2000 et 2003. Les journalistes avaient rapidement découvert les casseroles du prêtre. Et pour cause : c’était Volokine himself qui leur avait refilé le tuyau par téléphone, anonymement. Il avait préféré les placer sur une fausse piste pour ne pas les avoir dans les pattes. Le Russe en était convaincu maintenant. Il ne s’agissait pas de pédophilie. Pas au sens classique, en tout cas.