Tandis qu’il mettait la table et que la machine à café tournait, Volokine résuma sa nuit. Le fait essentiel était le témoignage d’un garagiste, ancien chanteur, Régis Mazoyer. Le nom provoqua un déclic dans le cerveau de Kasdan. La voix bouleversante qu’il avait écoutée le premier soir, dans l’appartement de Goetz. L’enfant qui attirait les souvenirs douloureux à la manière d’un aimant psychique.
Le mécanicien lui avait parlé encore une fois d’El Ogro et lui avait révélé qu’un autre enfant, Nicolas Jacquet, 13 ans, chanteur virtuose, avait disparu en 1989, dans le sillage de Wilhelm Goetz.
A partir de ce témoignage, Volokine avait monté un conte à dormir debout. L’organiste rabattait des chanteurs d’exception pour une espèce de monstre qui se nourrissait de voix. Volo avait déjà vérifié : Tanguy Viesel et Hugo Monestier possédaient, eux aussi, un timbre d’une grande pureté.
Plus rocambolesque encore était la théorie de Volokine à propos des meurtres :
— C’est une vengeance. Des enfants se rebellent face à ce système. Ils éliminent les hommes qui travaillent à l’enlèvement des leurs. Qui nous dit que le père Olivier n’était pas, lui aussi, un « rabatteur » ? Je vais vérifier ce matin s’il n’y a pas eu de disparitions à Saint-Augustin et…
— Pour l’instant, tu vas rester avec moi.
— Pourquoi ?
— Café ?
— Café.
Kasdan servit deux tasses, puis partit dans la salle de bains. Il attrapa ses boîtes de médicaments. Depakote. Seroplex. 9 h 30. Ce retard sur l’horaire habituel l’angoissait. Il avait toujours peur que l’effet des molécules ne se dissipe au moindre écart. Il accompagna ses pilules d’un verre d’eau, songeant à Volokine : chacun sa came.
Quand il revint, le Russe s’était déjà envoyé deux croissants.
— Vous ne m’avez pas répondu. Quel est le plan pour aujourd’hui ?
— Arnaud, le colonel. Il m’a appelé ce matin. Je n’ai pas entendu. Je suis sûr qu’il a quelque chose pour nous.
Disant cela, il composa le numéro du militaire et mit son appareil sur la position « mains libres » afin que Volokine profite de la conversation. Trois sonneries et la voix de clairon du militaire.
— Kasdan. Tu m’as appelé. Tu as du nouveau ?
— Pas mal, ouais. J’ai gratté une partie de la nuit. Vous êtes sur du lourd.
Les deux enquêteurs échangèrent un regard. Arnaud continua :
— Je laisse tomber le cours d’histoire mais il faut que vous ayez quelques dates en tête. En 1973, la dictature militaire s’impose au Chili. Elle règne déjà en Argentine depuis 66, au Brésil depuis 64, au Paraguay depuis 54. Les militaires se sont également imposés en Bolivie en 73 et en Uruguay en 71. Bref, ces six pays décident d’associer leurs efforts pour traquer les « terroristes », où qu’ils soient. C’est-à-dire de pourchasser leurs opposants, dans les pays où ils se sont cachés, en Amérique du Sud et en Europe. C’est la loi dite de « sécurité nationale ».
Kasdan intervint :
— Le plan Condor.
— Exactement. Les accords secrets entre les pays sont signés en 1975, à Santiago. Autour de la table, une délégation pour chaque État expose ses méthodes spécifiques de répression. Les idées sont mises en commun. Des stages d’entraînement, des sessions de travail sont organisés. J’imagine la tête des bonshommes dans leur uniforme : ça devait payer.
— Je t’avais demandé de te renseigner sur des officiers français…
— J’y viens. Traquer des gauchistes, sur un territoire étranger, est une opération illégale. Et pas facile. De plus, les dictateurs ne veulent pas seulement les éliminer. Ils veulent les faire parler. Cela suppose des actions spécifiques telles que « enlèvements », « séquestrations », « torture ». Les dictatures militaires ne sont pas préparées pour ces missions. Il leur faut des conseils. Des experts. On pourrait penser qu’ils se tournent vers les États-Unis, leur allié naturel, mais bizarrement, ils contactent l’Europe.
« En matière de torture, les Sud-Américains sollicitent les meilleurs : nous. La France possède une expérience toute fraîche dans ce domaine, avec l’Algérie. Il y a aussi d’autres raisons à cette collaboration. Des anciens de l’OAS sont sur place. Ils ont trouvé refuge en Amérique latine. Une mission militaire française permanente à Buenos Aires fournit également des conseillers aux troupes argentines. Sans compter la présence du général Paul Aussaresses en tant qu’attaché militaire au Brésil. Des stages spécifiques sont organisés au Chili par l’armée française et la DST, dès 1974.
— Des stages sur la torture ?
— La vérité historique. Récemment, des députés français ont voulu créer une commission d’enquête pour faire la lumière sur ce scandale. Ils ont été déboutés en 2003. L’année suivante, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, a nié encore une fois toute coopération entre la France et les dictatures latino-américaines.
— Tu as pu avoir les noms des officiers français… en délégation ?
— J’ai obtenu trois noms. Avec difficulté. Ce n’est pas une période très glorieuse de notre politique étrangère.
Volokine attrapa son bloc.
— Je t’écoute.
— Trois colonels, à l’époque. Trois anciens de l’Algérie. J’ai pu en localiser un de manière précise : Pierre Condeau-Marie, devenu général dans les années 80. A la retraite depuis 1998. Il vit dans les hauteurs de Marnes-la-Coquette.
— File-moi l’adresse.
Arnaud donna les coordonnées en ajoutant :
— Tu as intérêt à avoir une raison valable pour le déranger.
— Trois meurtres : ça te paraît suffisant ?
— Je te parle d’une commission rogatoire, qui te désigne comme responsable de l’enquête.
Kasdan répondit par un silence. Le militaire éclata de rire :
— Fais attention où tu mets les pieds, Kasdan. Papy a le bras long ! Il a survécu à je ne sais combien de gouvernements. À la fin de sa carrière, il dirigeait une branche importante du renseignement militaire. Un vrai condottiere.
— Les deux autres ?
— Je n’ai que les noms. Peut-être qu’ils sont morts. Le général François La Bruyère et le colonel Charles Py. Le premier, s’il vit encore, doit avoir 120 ans. Une grande expérience des colonies. Il était en Indochine. Ensuite, l’Algérie, Djibouti, la Nouvelle-Calédonie… Le deuxième, Py, a une réputation de soufre. Il doit être plus jeune. En Algérie, il était sacrement efficace, paraît-il. À côté de lui, Aussaresses passait pour un animateur de colo.
— Tu peux gratter encore sur eux ? Ils doivent bien avoir un dossier archivé, non ?
Kasdan avait monté le ton. Ces périodes remuaient en lui une vase nauséabonde. Arnaud répondit, d’une voix tranquille :
— Calme-toi. Le ministère des Armées, c’est pas le Who’s who. De plus, je te rappelle que nous sommes le 24 décembre.
— Ça urge, Arnaud. Sinon, je ne te ferais pas chier avec…
— Bien sûr. T’as pas changé, ma vieille. Toujours droit sur le pont d’Arcole !
Kasdan retrouva son sourire :
— Merci, Arnaud. Tu as fait du bon boulot.
— Cadeau de Noël.