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L’Arménien raccrocha. Le silence s’étira. Kasdan vida sa tasse et rompit la pause :

— Un ange passe…

— En Russie, on dit : « Un flic naît. »

— T’as raison. (Le sexagénaire frappa dans ses mains.) Bon. On va aller voir ce général. Je suis certain que Goetz tenait quelque chose contre lui et ses collègues. Un témoignage qui allait foutre la pétaudière dans notre bonne vieille armée…

— Je vous rappelle que, dans le témoignage de Hansen, Goetz n’est apparu qu’auprès des boches, dans un endroit perdu du Chili. Pas aux côtés des experts français. Il n’y a aucun lien entre Goetz et cette histoire de colonels.

— Et moi, je te rappelle que des flics ont mis sur écoute notre organiste. Et que la DST a l’air de s’intéresser de près aux meurtres. Il y a une logique dans ce bordel. A nous de dérouler la pelote.

Volokine se servit un nouveau café. Kasdan s’aperçut qu’il était douché, peigné, rasé de frais.

— Où tu as dormi ? demanda-t-il.

— Pas dormi.

— Et la douche ?

— Des bains-douches que je connais.

Face à l’expression de l’Arménien, Volokine sourit :

— Tous les junkies ont une âme de clodo.

La ligne fixe sonna. Kasdan, d’un seul geste, mit le haut-parleur. Il n’avait plus de secrets pour son partenaire. Puyferrat, de l’Identité judiciaire.

— C’est ta semaine de chance. J’ai d’autres résultats pour toi.

— Quoi ?

— Les empreintes de chaussures. Fort Rosny. Ils ont enfin terminé leurs analyses. Ça a pris du temps. Parce que les résultats sont plutôt… étonnants.

— Ce ne sont pas des empreintes de baskets ?

— Non. Mais alors, pas du tout ! Je me suis fait piéger par le motif des semelles. En réalité, il fallait inverser la lecture de l’empreinte. Ce que j’avais pris pour des sillons en creux, c’étaient en réalité des reliefs. Des marques de crampons et…

— Putain, accouche. Ce sont des empreintes de quoi ?

— Des chaussures allemandes. Très anciennes. Des chaussures de la Seconde Guerre mondiale.

— Je peux pas te croire.

— Attends la suite. Le mec du Fort est un passionné de godasses. Et aussi d’histoire. Je te passe son discours sur la possibilité de lire le déroulé des batailles à travers les chaussures que portaient les…

— Ouais, passe-le-moi.

— OK. Selon le bonhomme, ces pompes sont très spécifiques. Elles ont été fabriquées durant la guerre, dans la région d’Ebersberg, en haute Bavière, et étaient destinées seulement aux enfants. Des enfants particuliers.

— C’est-à-dire ?

— Ce sont les chaussures des Lebensborn. Les haras humains où les SS faisaient naître de petits Aryens pour réaliser leur rêve dément d’une race pure.

L’Arménien murmura :

— Ça n’a pas de sens.

— Le technicien du Fort est catégorique. Il a comparé nos marques avec ses propres modèles. Il va m’envoyer les clichés.

— Je te rappelle. Il faut que je digère le coup.

— Lâche plutôt l’affaire, Doudouk. File dans ta famille et va manger des huîtres !

— C’est ça. Meilleurs vœux. Et merci.

Tonalité. Les deux enquêteurs l’avaient compris : leur enquête était un cyclone et ils étaient à l’intérieur de l’œil. Il n’y aurait aucun moyen de s’arrêter jusqu’à son terme. Et surtout pas de rationaliser les données de plus en plus cinglées qui leur tombaient dessus.

Kasdan composa un numéro, toujours en mains libres.

— Qui vous appelez ?

— Vernoux.

— Vernoux n’est plus de la fête.

— Je veux vérifier quelque chose.

La voix du capitaine retentit dans la cuisine au bout de six sonneries. Il ne parut pas enchanté d’entendre celle de l’Arménien. L’homme avait tourné la page. Il était en train de préparer son réveillon de Noël et d’acheter des cadeaux pour ses enfants.

Kasdan lui remit les idées en place :

— Je voudrais que tu me rancardes sur les enquêtes de proximité. Goetz. Naseer. Olivier.

— J’ai tout filé à la Crim.

— Tu as bien gardé les doubles au bureau, non ?

— Je ne suis pas au bureau. Et je ne bosse plus jusqu’au 3 janvier.

— Écoute-moi bien. Je comprends que tu aies mis ton mouchoir sur toute l’histoire. Je comprends aussi que tu sois écœuré. Mais il y a encore deux flics qui s’accrochent. Moi et Volokine. Un dernier coup de main, c’est possible, non ?

— Qu’est-ce que vous cherchez exactement ?

— On a la preuve quasi irréfutable qu’il s’agit d’enfants. Des enfants-tueurs, âgés entre 10 et 13 ans. Nous en sommes à trois meurtres, en quatre jours. A des heures distinctes, dans des quartiers différents, en plein Paris. Il est impossible que personne n’ait rien vu. Il doit bien y avoir un témoignage, même indirect, qui nous donnerait un détail, un indice, révélant la présence de mômes sur les lieux des crimes.

Silence au bout du fil. Kasdan imaginait le capitaine aux gros sourcils, les bras chargés de jouets. L’Arménien lui parlait maintenant de gosses capables de tuer et de mutiler froidement des adultes.

— Je crois que j’ai vu passer un truc, fit enfin le flic. Un détail absurde. Quelques lignes auxquelles je n’ai pas prêté attention mais… (Il s’arrêta. Sa respiration résonnait dans le haut-parleur.) Laissez-moi contacter la boîte. Je vous rappelle tout de suite.

Kasdan raccrocha. Volokine fixait la coupelle de croissants. Vide. L’Arménien se leva. Ouvrit un placard. Attrapa un sac de biscuits arméniens. Il le posa devant le Russe. Le chien fou plongea sa main dans le sac et s’empiffra, sans un mot, mais avec beaucoup de miettes.

Le téléphone sonna. Kasdan décrocha avant la fin de la première sonnerie :

— Je savais que j’avais lu quelque chose, dit Vernoux. Hier soir, dans le cadre de l’enquête de voisinage de Saint-Augustin, mon sixième de groupe m’a parlé d’un témoignage délirant. Un vieux bonhomme. Mais alors très vieux, le gars… Au moins 90 ans. Il habite dans les hauteurs du quartier Monceau, à cinq cents mètres de l’église Saint-Augustin.

— Qu’est-ce qu’il a vu ?

— Selon le rapport, il préparait son dîner, la fenêtre ouverte sur la rue. Il était 16 heures, tu vois le genre ?

— Continue.

— Selon lui, des enfants partaient à un bal costumé.

— C’est-à-dire ?

— Ils portaient des costumes bavarois. Culottes de peau, gros croquenots, petit chapeau de feutre vert. Le vieux a reconnu le costume parce que, pendant la dernière guerre, il a fait trois ans dans une ferme en Bavière. (Vernoux éclata de rire :) C’est plus « Elle voit des nains partout », c’est « Il voit des chleuhs partout » !

Kasdan ne riait pas du tout.

— Il a dit combien ils étaient ?

— Trois ou quatre. Il n’a pas su dire. Pour moi, le mec est gâteux.

— Ils sont partis comment ?

— Dans un 4 x 4 noir.

— Merci, Vernoux. Tu peux me mailer le PV ?

— Je vais dire à mes gars de t’envoyer ça. Mais tu sais, à midi, tout le monde ferme.

— Je sais. Bon Noël.

— Bonne chance.

Kasdan appuya sur le bouton pour libérer la ligne. Les deux hommes se regardèrent. Ils n’avaient pas besoin de se parler pour voir passer devant eux le même tableau. Des enfants à chapeaux verts, en culottes courtes, chaussés de godasses allemandes, évoluant dans Paris comme des créatures surnaturelles. Des enfants qui utilisaient, d’une manière ou d’une autre, le bois de la Couronne du Christ.