Выбрать главу

— OK. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On se sépare. Je m’occupe de Hartmann.

— L’Allemand ? Mais ce n’est qu’un taré venu du passé, croisé à 12 000 kilomètres…

— L’homme réunit trois paramètres. La torture. La religion. La musique. C’est suffisant pour moi. C’est peut-être contre lui que l’organiste voulait témoigner.

— Condeau-Marie nous a dit qu’à l’époque, le mec avait 50 ans. Il aurait donc au moins 80 ans…

— Je veux creuser cette voie.

Volokine eut un nouveau rire, plus bref encore :

— Et moi ? Je me farcis les avocats ?

— Exactement. Trouve le bavard que Goetz a contacté. Trouve aussi quelque chose sur les autres Chiliens qui sont arrivés en France avec Goetz. Rappelle Velasco. Ces mecs sont quelque part en France et ils ont des choses à nous dire. Dès que j’en aurai fini avec l’Allemand, je te rejoindrai.

— Arrêtez-moi là. Il y a un cybercafé.

Ils étaient parvenus porte de Saint-Cloud. Kasdan s’engagea dans l’avenue de Versailles et stoppa quelques mètres plus loin. Le cybercafé ne payait pas de mine. Une vitrine, pas d’éclairage, quelques écrans scintillants autour desquels s’agglutinaient des gamins.

— Tu es sûr que ça ira ?

— Sûr. Avec un écran et un téléphone, je vous retrouve n’importe quoi.

— Tu as la grosse tête, mon petit.

Volokine sortit d’un bond. Il se pencha avant de refermer sa portière :

— Faites gaffe à votre cœur, Papy. Pas de pétage de plombs !

— J’ai mes pilules. On reste en contact sur nos portables.

Le Russe courut jusqu’au café connecté. Kasdan l’observa. Une silhouette tendue, concentrée. Un chasseur étranger au monde inoffensif qui l’entourait : les lampions suspendus aux arbres, les passants aux bras chargés de cadeaux, les écaillers déguisés en marins, bichonnant leurs huîtres et leurs crustacés devant les brasseries de la place.

Il ne démarra pas aussitôt. Le calme revenait dans ses veines. Le calme… Et aussi le vide. En réalité, il ne savait pas où aller. Par où commencer son enquête sur Hartmann. Il n’en avait pas la moindre idée.

Que possédait-il au juste ? Un nom — dont Condeau-Marie n’était même pas sûr —, une orthographe approximative, quelques dates… C’était peu. Comment retrouver la trace d’un tel bonhomme, à Paris, un 24 décembre ? Il songea d’abord à l’ambassade du Chili, puis à Velasco. Mais il ne voulait pas revenir en arrière. Repasser une couche sur ceux qu’il avait déjà interrogés.

Alors, il utilisa sa bonne vieille méthode. Il appela mentalement son bréviaire de répliques de cinéma. Et en cueillit une, au hasard. Ce ne fut pas celle qu’il attendait. Michèle Morgan, les cheveux trempés, ballottée dans une cabine de bateau, en pleine tempête. La femme aux yeux de chat était en train de s’engueuler avec son mari. La violence des mots répondait aux secousses du plancher et aux fouets d’écume sur les hublots.

Kasdan n’eut aucun mal à identifier la scène.

Remorques. Jean Gremillon. 1940.

Michèle Morgan hurlait au visage de son mari : « On connaît bien les gens quand on les déteste ! »

L’Arménien comprit qu’il avait fait une bonne pioche. On connaît bien les gens quand on les déteste. Voilà la clé. Pour pister Hartmann, musicologue berlinois, qui avait sans doute, dans sa prime jeunesse, flirté avec le nazisme, il fallait se tourner vers les pires ennemis des nazis. Ceux que ces derniers avaient persécutés, massacrés, brûlés : les Juifs.

Depuis 50 ans, les meilleurs services de renseignements du monde, ceux d’Israël, traquaient les nazis réfugiés partout sur la planète. Patiemment, ils avaient retracé leurs parcours, établi leurs points de chute, démasqué leurs identités. Ils les avaient enlevés, jugés, exécutés. Des décennies de persévérance. Rien que pour rendre justice à leur peuple.

Kasdan attrapa son téléphone.

Lui aussi, avec un portable, il pouvait trouver n’importe quoi.

En quelques coups de fil, il identifia les coordonnées du Mémorial de la Shoah, 17, rue Geoffroy-Tasnier, en plein quartier du Marais. Ce lieu abritait un centre de documentation unique, le CDJC (Centre de Documentation Juive Contemporaine), dont la vocation était d’établir la liste des Juifs victimes de la Shoah en France, en s’appuyant sur les documents originaux déposés dans ses archives.

La sonnerie retentit. Plusieurs fois. On était dimanche — et une veille de Noël. Mais les Juifs ne suivaient pas ce calendrier.

— Allô ?

Kasdan donna son nom, sa qualité et demanda si le Mémorial accueillait aujourd’hui le public. La réponse fut « oui ». Le CDJC était-il ouvert lui aussi ? Oui. Les experts responsables du Centre de Documentation étaient-ils présents ?

— Pas tous, fit la voix. Nous tournons à faible régime.

— Y aurait-il au moins un spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme ?

— Il y a un jeune chercheur aujourd’hui. David Bokobza. Vous voulez que je vous le passe ?

— Dites-lui simplement que j’arrive.

42

Le Mémorial de la Shoah n’était pas situé, comme Kasdan le croyait, au cœur du Marais, mais en bordure du quatrième arrondissement, dans un quartier ouvert, aéré, face à l’île Saint-Louis. C’était un bâtiment moderne qui regardait la Seine d’un air froid et surplombait les autres immeubles, dont la plupart dataient du XVII ou XVIIe siècle.

Kasdan s’annonça et demanda qu’on prévienne David Bokobza. Le hall accueillait une exposition photographique. De grands tirages noir et blanc, au grain épais, qui semblaient dater d’un bon demi-siècle.

L’Arménien s’approcha et mit ses lunettes. Sur un des clichés, un jeune homme et une jeune femme marchaient dans une plaine. Leurs beaux visages tenaient tête au vent. Ils auraient pu composer un couple magnifique mais la femme était nue et l’homme tenait un fusil. La légende disait : « Estonie, 1942. Une femme est conduite près d’une fosse commune pour y être exécutée par un soldat des Einsatzgruppen. »

Kasdan se redressa, pris de dégoût. 63 ans et il ne s’y faisait toujours pas. D’où venait le mal ? Cette pulsion de destruction ? Cette indifférence à l’égard du bien le plus précieux : la Vie ? Kasdan se souvint d’une phrase qu’avait crachée un gardien d’Auschwitz au prisonnier Primo Levi : « Ici, il n’y a pas de pourquoi. »

Ce qui le choquait aussi, c’était la misère, la lâcheté des bourreaux. Si on tuait, alors on devait accepter d’être tué soi-même.

N’accorder aucun prix à sa propre existence. Mais non. Les oppresseurs étaient toujours cramponnés à leur pauvre souffle. Himmler, visitant le camp de Treblinka, s’était trouvé mal. Les nazis prisonniers dans les camps russes étaient sales, apeurés, pitoyables, craignant la faim et les coups. Les accusés de Nuremberg avaient tout tenté pour limiter leur responsabilité, sauver leur misérable peau. Des ordures sans dignité, dont la seule force avait été d’être du bon côté du manche.

— Vous vouliez me voir ?

Kasdan se retourna et ôta ses lunettes. Un jeune homme se tenait devant lui. Il portait la kippa et une chemise Oxford à fines rayures, aux manches retroussées. Ce qui frappait dans son visage plein de taches de rousseur, c’était la franchise du regard. Un regard limpide, rieur, qui disait tout et attendait en retour la pareille.

L’Arménien donna son nom, son grade et évoqua une enquête criminelle, sans donner plus de détails. David Bokobza secoua la tête, avec amusement. Il semblait n’éprouver aucune crainte, ni même d’étonnement face à la carrure colossale de Kasdan.