Il dit d’une voix douce, caressée par un léger accent :
— Je pensais qu’on partait à la retraite beaucoup plus tôt dans la police française…
— Je suis à la retraite. Je suis consultant pour la PJ. L’Israélien se cambra, feignant une admiration exagérée.
— Je n’ai pas de bureau. Allons dans la pièce où je travaille. Kasdan lui emboîta le pas. Ils prirent un escalier aux marches suspendues, tendance architecture moderne, puis traversèrent plusieurs salles. Des fichiers occupaient tous les murs — casiers de fer, tiroirs en bois, dossiers suspendus. Des noms, des chiffres, des références… Au centre, de longues tables, sur lesquelles trônaient des ordinateurs, offraient des postes de travail.
Les pièces étaient presque désertes mais Kasdan éprouvait tout de même la sensation de se trouver dans un bastion, une forteresse. Passionné d’armes et de stratégie militaire, il admirait le peuple juif — qu’il tenait pour une redoutable machine à combattre. L’une des plus efficaces du monde contemporain.
— Voilà. Nous sommes ici chez moi.
La salle était semblable aux autres. Murs tapissés de petits tiroirs de bois, surmontés d’étiquettes. Fenêtre s’ouvrant sur la Seine. Longue table supportant des dossiers, un ordinateur, un engin de projection.
— Vous voulez un café ?
— Non merci.
Bokobza poussa une chaise d’école vers Kasdan :
— Alors commençons. En réalité, je n’ai pas beaucoup de temps.
Kasdan s’installa, redoutant, comme d’habitude, que la chaise cède sous sa masse.
— Ma requête est un peu spéciale.
— Ici, rien n’est spécial. Nos archives abritent les histoires les plus bizarres.
— Je ne recherche pas un Juif.
— Bien sûr. Vous n’êtes pas juif vous-même.
— Comment le savez-vous ?
Bokobza eut un large sourire, en osmose avec son regard :
— J’en vois tous les jours. (Il frotta ses pouces contre ses autres doigts.) C’est presque… paranormal. Une vibration, un feeling. Qui cherchez-vous, alors ?
— Un nazi.
Le sourire de Bokobza disparut.
— Les nazis sont tous morts.
— Je cherche… C’est difficile à expliquer. Je cherche un sillage. Je pense que mon homme a fait école. Et que cette école est liée aujourd’hui aux meurtres qui m’intéressent.
— Que savez-vous sur lui ?
— Il s’appelle Hartmann. Je n’ai même pas son prénom, ni l’orthographe exacte de son patronyme. Ce dont je suis sûr, c’est qu’il n’a pas fui l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Il n’a même pas été inquiété à cette époque. Il était trop jeune. Il a fui plus tard au Chili. Dans les années 60.
— C’est vague.
— Je possède deux autres éléments. Hartmann est devenu un maître de la torture au Chili. Un spécialiste qui a servi Pinochet. Il avait alors une cinquantaine d’années. Il était aussi musicien. Il maîtrisait des connaissances très poussées dans ce domaine.
Les yeux francs du chercheur s’étaient voilés. Kasdan n’aurait su dire ce qu’ils exprimaient maintenant, mais toute clarté était rentrée dans l’ombre des cils, comme si le monde, dans son état actuel, ne méritait pas la lumière, la spontanéité naturelle de son regard.
— Hartmann est un nom très répandu en Allemagne, finit-il par dire. Il signifie : « homme fort ». Dans le domaine musical, le Hartmann le plus célèbre de cette époque est Karl-Amadeus. Un grand musicien, né en 1905. Il n’est pas connu du public mais les spécialistes le considèrent comme un des plus grands symphonistes du XXe siècle.
— Je ne pense pas que ce soit le mien.
— Moi non plus. Karl-Amadeus a assisté avec consternation à l’institution du régime nazi, s’enfermant dans un exil intérieur, se retirant de la scène musicale. Je connais d’autres Hartmann. Un pilote d’aviation. Un autre dans la Waffen SS. D’autres qui ont pris la fuite : des psychologues, des philosophes, des peintres…
— Tous ces hommes ne correspondent pas à mon profil.
Le sourire de Bokobza revint d’un coup, franc, glacé comme l’eau d’une rivière :
— Je vous fais marcher. Je connais votre Hartmann. Je le connais même très bien.
Il y eut un silence. Kasdan ressentit une crispation — il n’aimait pas trop jouer au chat et à la souris. Surtout quand il tenait le rôle de la souris.
— Vous savez, reprit l’Israélien, c’est drôle de voir débouler des gens comme vous.
— Comme moi ?
— Des novices, des ignorants complets du monde dans lequel ils avancent. Ils marchent à tâtons, comme des aveugles. Vous, par exemple, vous croyez chercher un homme de l’ombre. Vous pensez traquer un secret. Je suis désolé de vous le dire mais le premier spécialiste venu, possédant quelques notions sur les nazis cachés en Amérique du Sud, connaît Hans-Werner Hartmann. C’est une figure. Presque un mythe dans ce domaine.
— Affranchissez-moi.
Bokobza se leva et se mit à consulter les étiquettes des tiroirs.
— Hartmann était un musicien, c’est vrai, mais c’était surtout un spécialiste de la torture. Durant les années Pinochet, il possédait son propre centre d’interrogatoire et des centaines de prisonniers sont passés entre ses mains.
Bokobza ouvrit un tiroir. Feuilleta des fiches. En saisit une. La lut avec attention. Puis il se tourna vers une armoire en fer, qu’il déverrouilla à l’aide d’une clé du trousseau qu’il portait à la ceinture. Cette fois, il sortit une chemise cartonnée qui semblait contenir, non pas des documents papier, mais des planches de diapositives.
— Mais avant tout, après la guerre, Hans-Werner Hartmann était un gourou.
— Un gourou ?
Le chercheur saisit le carrousel de l’engin de projection. Il glissa les diapositives dans chaque compartiment avec une dextérité impressionnante.
— Un leader religieux. Hartmann a fondé une secte dans le Berlin en ruine puis s’est exilé, avec ses disciples, au Chili. Là-bas, son groupe est devenu très puissant…
Bokobza rejoignit la fenêtre. Tira un épais rideau doublé de toile noire. D’un coup, la pièce fut plongée dans les ténèbres. Il descendit ensuite un écran blanc, à l’ancienne, comme lorsqu’on projetait à Kasdan, jeune soldat, des images d’Afrique ou des plans de bataille.
L’Israélien revint à son carrousel. Alluma la machine. Testant son mécanisme, il murmura :
— L’histoire de Hartmann est fascinante. C’est une de ces histoires qui ne sont possibles qu’à l’ombre des grandes guerres et des empires du Mal.
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Première image. Noir et blanc. Un jeune homme à l’allure stricte, serré dans un costume cintré, portant une petite cravate jaillissant d’un col rond.
— Hans-Werner Hartmann. 1936. Il vient d’obtenir son diplôme du conservatoire de Berlin. Prix de piano. Harmonie. Composition. Il a 21 ans. Sa mère est française. Son père bavarois. Des petits-bourgeois dans le textile.
Le musicien n’avait rien d’un blondinet aryen. Brun, maigre, il avait une tête de fanatique, dans le style des terroristes des romans russes. Ses cheveux étaient particuliers : très noirs, très épais, ils lui poussaient droit sur le crâne, comme si ses idées passionnées avaient pris corps dans cette matière électrique. Des yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites, semblaient embusqués derrière des pommettes hautes, sur lesquelles on aurait pu affûter un couteau. Des lèvres fines complétaient l’expression dure, pénétrée d’une intensité terrible. Une tête à la Jack Palance.