— A cette époque, on peut supposer qu’il est partagé, voire déchiré, entre deux tendances. Sa passion pour la musique et son obsession patriotique. En tant que musicien, il ne peut ignorer que les grands compositeurs allemands ou autrichiens sont Mahler, Schönberg, Weill… Or, tous ces artistes sont déjà bannis par le régime nazi. C’est l’époque de la « Gleichschaltung », la « mise au pas ». On brûle les livres de Freud ou de Mann dans les rues. On décroche les tableaux dans les musées. On interdit les concerts de musique juive. Hartmann est partie prenante de cette réforme.
Il appartient aux Jeunesses hitlériennes. En tant qu’esthète, il ne peut souscrire à cet aveuglement. En même temps, il est un enfant de son époque. Amer. Haineux. Élevé dans le ressentiment de la défaite de 1918.
Kasdan songea à son fils. Le mauvais âge. L’âge où les enfants deviennent soi-disant des adultes. L’âge où ils sont en vérité le plus vulnérables, s’embarquant dans n’importe quel voyage.
— Je crois surtout qu’il est un musicien raté, poursuivit Bokobza. Il a décroché son diplôme mais sait déjà qu’il n’a aucune originalité en tant que compositeur ni aucune chance de devenir pianiste concertiste. Ce constat d’échec doit renforcer son amertume. Il est mûr pour l’enthousiasme barbare des nazis. Finalement, c’est l’expédition Schäfer qui va le sauver d’une carrière classique de cadre hitlérien.
Le carrousel tourna. Une image ancienne de Lhassa, capitale du Tibet, jaillit sur l’écran. Les hautes tours du palais du Potala surplombaient la Cité interdite.
— Vous savez que les nazis étaient obsédés par le problème des origines, la race pure et tous ces mirages ? Dans ce domaine, ils avaient une obsession spécifique : la montagne. A leurs yeux, c’était le lieu des origines par excellence. Le lieu de la grandeur, de la pureté. Le Reichsführer Heinrich Himmler, chef des SS, dirigeait à cette époque une bande de fumistes, soi-disant spécialistes, qui avaient réécrit l’histoire du monde, mélangeant des rites païens et des croyances farfelues sur l’existence de civilisations perdues. Ils avaient même inventé une théorie, selon laquelle les ancêtres des Aryens, congelés dans la glace, auraient été délivrés par la foudre. Dans ce contexte, les Tibétains, vivant en altitude et en toute pureté, constituaient des cousins possibles à ces Lohengrin descendus des glaces. Il fallait aller vérifier… Ce fut l’expédition Schäfer.
Un claquement. Une nouvelle diapositive. Des Occidentaux et des Tibétains assis par terre, autour d’une table basse. Au milieu, un barbu placide…
— Au centre, c’est Ernst Schäfer, zoologiste, racialiste, soi-disant expert de la race aryenne. A côté, Bruno Berger, qui va passer son temps à mesurer des crânes et à « tester » la pureté des Tibétains. Ces aventures ont un côté comique, sauf qu’elles ont débouché sur la Solution finale. Je préfère vous le dire : toute ma famille a disparu à Auschwitz. A gauche, entre deux Tibétains, on reconnaît Hartmann. Il s’est laissé pousser la barbe.
Kasdan repérait surtout les croix gammées et les sigles SS qui décoraient la maison himalayenne. Hallucinant. L’horreur nazie, à quatre mille mètres d’altitude…
— Hartmann, demanda-t-il, que faisait-il dans cette expédition ?
— Il s’occupait de la musique. Je veux dire : la musique des Tibétains. Il était à la fois diplômé du conservatoire et hitlérien. Le profil idéal. On a retrouvé ses notes, dans les archives de l’expédition. Hartmann a reçu un véritable choc au Tibet. Une révélation. On ne sait pas vraiment de quoi. A son retour, il ne se considère plus comme un musicien ni même un musicologue, mais comme un chercheur. Il va travailler sur les sons, les vibrations, la voix humaine…
— Quand sont-ils revenus ?
— En 1940.
Bokobza manipula son carrousel. Nouvelle image. Des baraquements. Des matons. Des spectres en costume de toile. Un camp de concentration.
— Hartmann n’a pas le temps de se lancer dans ses recherches. C’est la guerre et le jeune homme, toujours proche du pouvoir, est envoyé dans les camps, en tant que conseiller.
— De quoi ?
— De l’activité musicale des prisonniers. Une autre obsession des nazis : la musique. Ils en mettaient partout. Quand les déportés sortaient des trains de la mort, ils étaient accueillis par une fanfare. Quand ils travaillaient, c’était en chantant. On torturait aussi en musique. Des exécutions massives de populations civiles juives de l’Est se sont déroulées sur fond musical, diffusé par des haut-parleurs. C’est sans doute ce qu’on appelle « l’âme allemande »…
Kasdan songea à ce qu’avait raconté l’homme mutilé, Peter Hansen, sur le chœur qui accompagnait les expériences chirurgicales, et au témoignage de Condeau-Marie : comment Hartmann suggérait d’associer musique et torture. Tout était né de l’horreur nazie.
Bokobza joua de son appareil. Un autre camp. Toujours des baraques alignées, toujours ce parfum de mort…
— Hartmann a d’abord fait un passage au camp de Terezin. Vous en avez entendu parler ?
— Oui. Mais je ne suis pas contre un rafraîchissement.
— Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, est un des mensonges les plus funestes des nazis. Un camp modèle, une vitrine, qu’ils montraient aux membres des commissions de la Croix-Rouge et aux diplomates, leur faisant croire que tous les camps étaient structurés sur ce type de « colonie juive ». Des activités artistiques, des travaux moins pénibles… Terezin est célèbre parce que le camp a abrité la crème des artistes juifs. Certains compositeurs ont écrit là-bas des chefs-d’œuvre. Robert Desnos, le poète français, y est mort. En réalité, Terezin était la dernière station avant Auschwitz. C’est d’ailleurs à Auschwitz que Hartmann est ensuite parti.
— Il a connu les massacres des camps ? Le chercheur eut un rire sinistre.
— Il était aux premières loges. Les vraies douches avant les fausses, pour mieux dilater les pores de la peau et laisser pénétrer le gaz. Les cadavres qu’on sortait, dix minutes après, d’une trappe pour les faire brûler. Les bébés qui survivaient parfois, tétant le sein de leur mère et échappant au gaz mortel, qu’il fallait achever d’une balle dans le crâne…
D’un coup sec, Bokobza fit glisser une nouvelle diapositive. Des cendres humaines dégueulant de fours en forme de sarcophages.
— … Les enfants brûlés ou enterrés vivants, faute de temps, faute d’espace…
L’Israélien jouait de sa machine avec une rage à peine contenue. Sa voix prenait une inflexion de plus en plus dure :
— … Les milliers de corps brassés au bulldozer, dirigés vers des charniers ! Les cheveux coupés des cadavres, afin d’en confectionner de la moquette pour les sous-marins allemands…
Nouveau claquement, nouvelle horreur. Les scènes qui saliront l’espèce humaine à jamais. Celles de Nuit et brouillard, rappelant les toiles de Jérôme Bosch. Des corps et des os indistincts, poussés, roulés, broyés par des pelleteuses, déplacés en collines blanchâtres de déchets humains.
— Hartmann, que faisait-il, durant ces… activités ?
— Il est devenu capitaine SS. Il n’a pas de responsabilité effective — je veux dire, concernant l’extermination. Il a en réalité deux casquettes. Sans jeu de mots. Il organise les fanfares, les chorales, les orchestres et, parallèlement, il se livre à ses recherches personnelles.