Nouvelle image. Vue aérienne d’une immense exploitation agricole. Des champs découpés en carrés, rectangles, losanges, déposés au pied des Andes comme des pièces de tissu. Des maisons en bois, des rivières courant à travers les prairies. Un véritable décor de train électrique.
— En quelques années, l’enclave allemande est devenue la zone la plus prospère du pays. Une agriculture rigoureuse. Une production intensive. Personne n’avait jamais vu ça au Chili. A ce moment, Hartmann a acheté ces terres. Il a dressé un enclos et transformé sa propriété en forteresse dont il aurait levé le pont-levis. Il l’a baptisée « Asunción ». En hommage à un groupe de missionnaires espagnols du XVIe siècle partis évangéliser les Indiens Guaranis au Brésil. Aucun rapport avec la capitale du Paraguay.
Le mot signifie « Assomption ». Je ne vous fais pas un dessin. Durant des années, les supermarchés chiliens ont été remplis de produits « Asunción ». La figure souriante de la fertilité dissimulait le visage du mal.
— Il torturait les enfants ?
— Il parlait plutôt de « quintessence », de « purification », de « maîtrise de la douleur »… Tout cela participait d’un cheminement complexe. La souffrance visait à être elle-même dépassée. Le corps tourmenté devenait pour l’âme une sorte de véhicule, qui permettait de devenir plus fort et de rejoindre le Seigneur. Voilà ce que proposait Hartmann dans sa communauté, qu’on a bientôt appelée « la Colonie ». La Colonia. Une renaissance de l’esprit par la chair.
Kasdan regardait toujours la vue aérienne de l’enclave. Se pouvait-il que le cauchemar d’aujourd’hui soit parti de là, de cette surface verdoyante et fertile ?
— D’après mes informations, dit l’Arménien, Hartmann a participé aux opérations de torture du régime Pinochet.
— Bien sûr. C’était un spécialiste. Il connaissait les techniques. Et aussi leurs effets, puisque lui et ses enfants s’infligeaient les pires traitements. Dès le coup d’Etat, la Colonie est devenue un centre de détention très efficace. Une véritable annexe de la DINA, la police politique chilienne. Ils étaient connectés par radio avec Santiago, jour et nuit.
— Comment un religieux pouvait-il prêter main-forte à des militaires ?
— Hartmann se moquait des généraux et de leur dictature. Il voulait racheter l’âme des gauchistes. Des égarés. Des pécheurs. Il les purifiait par la souffrance. D’autre part, Hartmann se considérait comme un chercheur. Il étudiait les zones de la douleur, les seuils de tolérance de l’homme… Ces prisonniers politiques lui offraient un cheptel idéal… Plus prosaïquement, l’Allemand savait qu’en rendant service aux généraux, il s’assurait une immunité totale et de nombreuses subventions. Il avait aussi obtenu des autorisations d’extraction sur le sol chilien : titane, molybdène, des métaux rares utilisés dans les industries d’armement. Et bien sûr, l’or.
— Dans les années 80, les tortionnaires chiliens ont commencé à avoir des ennuis…
— Hartmann n’a pas fait exception à la règle. De nombreux prisonniers avaient disparu au sein de la Colonia. Des plaintes se sont élevées contre la secte. Des familles de paysans ont aussi attaqué la Communauté pour « enlèvements » et « séquestrations » de mineurs. Comme la première fois, en Allemagne. Il faut comprendre le système Hartmann. Il avait fait construire un hôpital gratuit, créé des écoles, des centres de loisirs. Les villageois lui confiaient leurs enfants afin qu’ils apprennent les méthodes de culture, des principes agronomiques, ce genre de choses. Mais lorsque ces parents voulaient récupérer leur progéniture, c’était une autre histoire. Hartmann vivait en maître sur cette région médiévale. C’était une sorte de Gilles de Rais, régnant sur ses serfs. D’ailleurs, c’était son surnom. El Ogro.
— El Ogro ?
— Ou en allemand : « Der Ojjer ». Un Barbe-Bleue omniscient, omniprésent…
L’Arménien eut une pensée pour Volokine. Le gamin avait donc vu juste, encore une fois.
— Vous n’avez pas d’autres photos ?
— Non. Personne n’est jamais entré au sein la Comunidad. Je veux dire : des étrangers à la secte. Il y avait une partie publique — l’hôpital, les écoles, le conservatoire, le comptoir agricole. Pour le reste, c’était un territoire interdit. Des gardes. Des chiens. Des caméras. Hartmann avait les moyens de se payer ce qu’il y avait de mieux dans le domaine de la sécurité.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Quand les plaintes ont été trop nombreuses, Hartmann a de nouveau disparu, avec sa « famille ». Ils ont monté un réseau de sociétés anonymes afin de récupérer leur argent et échapper au démantèlement, puis ils se sont enfuis.
— Où sont-ils allés ?
— Personne ne le sait. On ignore même si l’Allemand était encore vivant à ce moment-là. J’ai appelé plusieurs journalistes à la Nación, un journal important de Santiago. On a raconté beaucoup de choses. On a dit que Hartmann avait quitté depuis longtemps la Colonie, qu’il la dirigeait à distance. Ou qu’il avait fui aux Caraïbes, à la fin des années 80. On a dit aussi qu’il n’avait jamais quitté les lieux, qu’il vivait dans les souterrains, là même où les prisonniers chiliens avaient été torturés. Il est impossible de connaître la vérité. Ni même de savoir s’il existe une vérité…
— Aujourd’hui, vous pensez que Hans-Werner Hartmann est mort ?
— Sans aucun doute. Il aurait plus de 90 ans. Au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Il a fait école. Il a même un fils, je crois, qui a dû prendre le relais…
Kasdan se décida à lâcher sa bombe :
— Si je vous disais que des enfants de la Colonie frappent actuellement en plein Paris, que diriez-vous ?
Le chercheur éteignit son projecteur. La pièce fut d’un coup plongée dans le noir.
— Je ne serais pas étonné, fit-il en extrayant son carrousel de la machine. Quand on donne un coup de pied dans la fourmilière, les fourmis survivent. Elles trouvent refuge ailleurs. Jusqu’à creuser d’autres galeries. Constituer un autre foyer. La clique de Hartmann s’est peut-être installée dans un autre pays d’Amérique du Sud. Ou même en Europe. Rien n’est fini. Tout continue.
Bokobza ouvrit les rideaux. Le jour terne se répandit dans la pièce.
— Je pourrais emporter quelques documents sur papier ? Un portrait de Hartmann ? Des témoignages ?
— Pas de problème. J’en ai des tonnes.
Le chercheur eut un mouvement vers les tiroirs tapissant la pièce :
— Ces archives regorgent d’exemples de réapparitions du Mal. Les néo-nazis sont partout. Le nazisme fait des petits et ne cessera jamais d’en faire. Nous tentons seulement ici de pratiquer une veille morale.
Kasdan regarda les tiroirs. Il avait soudain l’impression d’être entouré de vivariums voilés, abritant des monstres abjects. Ou encore de bocaux remplis de virus, de microbes véhéments. Bokobza était une sentinelle du Mal, guettant les foyers d’infection.
— Comment faites-vous pour vivre… là-dedans ?
— Je suis un homme et je vis parmi les hommes. C’est tout.
— Je ne comprends pas.
Bokobza se retourna et eut un sourire fatigué :
— Dans une autre pièce, je pourrais vous montrer un film édifiant montrant des Israéliens brisant à coups de pierres les membres d’un adolescent palestinien. La haine est le don le mieux partagé.