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— Je ne comprends toujours pas.

Le chercheur croisa les bras. Son sourire restait suspendu. Il ressemblait à une goutte glacée, au bout d’une stalactite. Tant qu’elle demeurait ainsi, en équilibre, on aurait pu la croire vive, gaie, scintillante. Mais lorsqu’elle se détachait et s’écrasait sur le sol, elle révélait sa vraie nature : c’était une larme.

— Ce qui est triste, conclut Bokobza, ce n’est pas seulement que le nazisme ait existé, qu’il ait contaminé un peuple entier et provoqué le massacre de millions de personnes. Ni que cette monstruosité persiste encore aujourd’hui, partout sur la planète. Le plus triste, vraiment, c’est qu’il y ait une telle haine au fond de chacun de nous. Sans exception.

44

17 h et Volokine était toujours dans son cybercafé.

L’avocat ne lui avait pas posé de problème.

II l’avait déniché en trente minutes.

Il s’était d’abord connecté aux sites dédiés à la défense des droits de l’Homme et, plus précisément, aux disparus des dictatures militaires latino-américaines. Il avait dressé la liste des magistrats et avocats français impliqués dans ces dossiers fondés sur des plaintes contre le régime chilien. Il avait ensuite contacté France-Télécom et fait valoir sa qualité de flic, donnant son matricule d’une voix ferme. Il avait alors appelé chaque bavard à son domicile (on était dimanche) ou sur son portable, en pleines courses de Noël.

Au huitième appel, il était enfin tombé sur Geneviève Harova, avocate au barreau de Paris, spécialisée dans les affaires de crimes contre l’humanité, travaillant notamment pour le Tribunal Pénal International sur le dossier de l’ex-Yougoslavie et celui du Rwanda.

— Wilhelm Goetz m’a téléphoné, oui, avait admis maître Harova, prévenant aussi qu’elle était chez le coiffeur.

— Quand ?

— Il y a une dizaine de jours, environ.

— Vous a-t-il dit ce qu’il avait en tête ?

— Un témoignage spontané. Contre des personnes liées à des affaires de disparition, de séquestration et de torture au Chili.

La femme parlait d’un ton condescendant, où se mêlaient l’impatience et le mépris. Il pouvait entendre, en fond, les bruits caractéristiques du salon de coiffure. Ciseaux. Séchoirs. Murmures.

— Pourquoi vous a-t-il appelée, vous ?

— Je m’occupe de plusieurs dossiers de ce type, concernant la disparition de ressortissants français, dans les années 73–78.

— Quels sont les noms de vos suspects ?

— Le général Pinochet est notre cible principale. « Etait », puisqu’il vient de mourir. Il y en a d’autres. Des responsables du corps d’infanterie de Santiago. Des chefs de la DINA.

— Pouvez-vous me donner leurs noms ?

— Il y en a une trentaine.

Volokine avait donné son adresse e-mail et demandé à l’avocate de lui transmettre cette liste avant d’attaquer son réveillon de Noël.

— Que vous a-t-il dit d’autre ?

— Pas grand-chose. Nous devions nous rencontrer pour en parler de vive voix. Je n’étais pas sûre de croire à son histoire. Vous savez, nous recueillons beaucoup de témoignages de victimes. Des hommes, des femmes qui ont été emprisonnés sans raison, qui ont été torturés. Mais il est très rare d’obtenir le témoignage d’un tortionnaire. Goetz se présentait comme un bourreau repenti. Son témoignage était donc de première importance. Ou bidon.

— Au téléphone, il ne vous a rien dit sur les exactions auxquelles il a participé ?

— Pas un mot. Il m’a seulement dit une chose étrange.

— Quoi ?

— « Les crimes continuent. » Il parlait comme s’il possédait des informations sur des délits actuels.

— Vous ne l’avez pas rencontré, finalement ?

— Non. Nous avions rendez-vous avant-hier. Il n’est pas venu. Cela a confirmé mon intuition. Un mythomane. Je n’ai plus trop le temps, là… (Elle avait eu un petit rire, à la fois désolé et hautain.) J’ai une couleur sur la tête, vous comprenez ?

Volokine n’avait pas résisté à la tentation de la remettre à sa place :

— Wilhelm Goetz a été assassiné. Et je peux vous assurer une chose : il n’était pas bidon.

— Assassiné ? Quand ?

— Il y a quatre jours. Dans une église. Je ne peux rien vous dire de plus.

— C’est fou. Les journaux n’ont pas…

— Nous nous efforçons au maximum de discrétion. Je vous rappellerai quand nous aurons du solide. Et n’oubliez pas : l’e-mail avant ce soir.

Volokine avait raccroché. Les crimes continuent. C’était le moins qu’on puisse dire. Sauf que Goetz ne parlait pas alors des trois meurtres à venir. Il faisait allusion à d’autres faits. Lesquels ? Sur quelles victimes ? Voulait-il témoigner contre El Ogro en personne ? Pourquoi avait-il soudain décidé de tout balancer ?

Le flic avait remisé ces questions en forme d’impasses puis orienté ses recherches vers une de ses hypothèses à lui. Les enfants volés. Il avait décidé d’alterner son travail — une série d’appels pour Kasdan, une série pour lui-même. Les deux voies d’enquête n’étaient pas contradictoires, car tout était vrai.

Il avait contacté de nouveau la paroisse de Saint-Augustin, afin de vérifier si le père Olivier n’avait pas été lui-même mêlé à une ou plusieurs disparitions d’enfants. Il était tombé sur un curé pressé et réticent.

— Je ne vous connais pas, avait-il répondu.

— Chaque groupe d’enquête comprend six membres et…

— Je ne veux parler qu’au capitaine Marchelier. D’ailleurs, je n’ai pas du tout le temps et…

— Voilà ce qu’on va faire, mon père, fit Volokine en changeant de ton. Soit vous répondez à mes questions, tout de suite, sans discuter, soit je rappelle mes amis des médias.

— Vos amis des… ?

— C’est moi qui leur ai signalé les vices du père Olivier, alias Alain Manoury.

— Mais…

— Je pourrais en remettre une louche. Leur parler par exemple des magouilles du diocèse pour que les parents retirent leurs plaintes.

— Les choses ne se sont pas…

— Fermez-la et répondez à mes questions ! C’est moi qui ai mené l’enquête à l’époque. Je peux vous dire que je l’avais plutôt mauvaise quand les deux affaires m’ont claqué entre les doigts. Alors je répète ma question : y a-t-il eu, oui ou non, des disparitions au sein de votre chorale durant les années où le père Olivier officiait ?

— Une, oui.

Des frissons électriques, des mains jusqu’aux épaules :

— Le nom. La date.

— Charles Bellon. En avril 1995. L’enquête a conclu à une fugue et…

— Epelez-moi le nom.

Le prêtre s’était exécuté. Volokine était sorti pour éviter les cris des mômes devant leur ordinateur et le fracas assourdissant des jeux. L’avenue de Versailles était à peine moins bruyante.

— Olivier a été interrogé ?

— Bien sûr. Mais à l’époque, il n’avait pas encore eu les problèmes… Enfin, vous voyez ce que…

Volo écrivait sur son bloc, le cellulaire coincé entre l’oreille et l’épaule. Quatre disparitions. Trois pour Goetz. Une pour Olivier. Des rabatteurs de voix.

— Qui a mené l’enquête ?

— Je ne me souviens pas.

— Faites un effort.

— Je suis allé signer ma déposition. Les bureaux étaient rue de Courcelles.