Il eut une pensée pour la Dinde froide. Comment les zombies du foyer allaient-ils fêter Noël ? En mangeant de la dinde chaude ? Peut-être. Mais surtout, en dégustant un bon vieux gâteau au shit pour le dessert…
Volokine s’offrit une crêpe au Nutella, en guise de repas de réveillon, et se dirigea vers la station de taxis de la porte de Saint-Cloud. Il vérifia dans ses poches : il avait encore quelques dizaines d’euros. Mais aucune idée de destination. Quand il grimpa dans la voiture, il eut un déclic. Dans une enquête, quand on se retrouvait bloqué, il fallait prendre le large.
Il était temps de lâcher le concret pour le concept.
Quitter les faits matériels pour l’abstraction.
Sourire.
Il savait quelle direction allait prendre son envol.
45
— Mon petit Cédric, comment ça va depuis la dernière fois ?
— Ça va.
— Tu t’es enfin décidé ? Volokine sourit.
— Non, professeur, je viens vous voir pour une autre raison.
— Entre.
Le vieil homme s’effaça et fit pénétrer le Russe dans son cabinet feutré de la rue du Cherche-Midi. Il était 18 h 30 mais le bonhomme ne semblait pas pressé d’aller réveillonner. Il se situait, comme toujours, hors du temps, hors de l’espace. Son esprit habitait un lieu étrange, indicible — qui fascinait Volokine.
Dès sa première année à la BPM, le jeune flic s’était passionné pour la psychologie infantile. Il avait lu tous les bouquins qui lui tombaient sous la main, étudié de multiples écoles, interviewé des thérapeutes. Volo avait un feeling naturel avec les gosses mais il voulait être aussi blindé du côté de la théorie, des rouages secrets de l’innocence enfantine, plus complexe, plus volatile encore que la psyché des adultes.
Un jour, Volokine était tombé sur un article à propos du cri primal. La méthode datait des années 60 et fleurait bon la liberté du « Flower Power ». Arthur Janov, l’inventeur de cette thérapie, prétendait qu’on pouvait, à force de questions, faire remonter la psyché humaine jusqu’à la naissance et ses traumatismes premiers. Il fallait alors crier. Crier sa souffrance. Crier sa naissance. Si Volokine avait bien compris, on hurlait alors pour deux raisons. D’abord, parce qu’on remontait à la violence originelle — celle du venir au monde. Mais on criait aussi parce que ce cri, jaillissant du fond de la gorge, provoquait une nouvelle douleur, physique, intolérable… Alors seulement, quand on avait expectoré cette souffrance dans la souffrance, ce cri enchâssé dans le cri, on était libéré. On devenait un homme « réel », qui n’entretenait plus avec le monde un rapport dévié, symbolique, névrotique…
Volokine s’était passionné pour cette technique. D’autres l’avaient fait avant lui. Surtout dans le monde du rock. John Lennon avait pratiqué le cri. Le groupe Tears for Fears (« Des pleurs, pas des peurs ») avait choisi son nom en hommage à Arthur Janov. Quant aux allumés de Primal Scream, leur nom se passait de commentaire. Leur album « XTRMNTR », en 2000, avait littéralement changé la vie de Volokine.
Or, un spécialiste du cri primal exerçait à Paris. Bernard-Marie Jeanson, psychiatre, psychanalyste. L’homme se risquait à appliquer cette méthode aux enfants — plutôt aux adolescents qui avaient vécu un trauma. Selon lui, le sujet pouvait accéder ainsi à une seconde naissance. Extérioriser le choc pour mieux repartir avec une psyché purifiée…
Volokine avait passé des heures à écouter le vieil homme et ses histoires vraiment pas ordinaires. Jeanson prétendait devoir mettre parfois des boules Quiès au moment crucial du cri, tant ce dernier était chargé de souffrance. Un bloc de douleur, insoutenable, qui risquait de déchirer celui qui l’écoutait. Il racontait aussi qu’il avait vu des patients se lover sur le sol, après avoir crié, en larmes, n’étant plus capables que de bredouiller un babil de bébé…
Le flic pénétra dans le bureau sombre et, comme d’habitude, eut l’impression de se trouver au fond d’une gorge humaine.
— Tu es sûr que tu ne veux pas commencer une séance ?
— Non, professeur. Pas aujourd’hui, désolé. Je dois vous parler d’un sujet particulier.
Depuis trois ans qu’ils se connaissaient, Jeanson tannait le flic pour qu’il s’essaie lui-même à la technique du cri. Le jeune Russe en avait, selon le professeur, un « besoin urgent ». Volokine n’en doutait pas — il avait besoin de ça, et sans doute de bien d’autres choses — mais il refusait. A l’idée de bousculer ses structures profondes, il était saisi d’angoisse. Même si ses fondations étaient pourries, même si son équilibre psychique tenait à des périodes de défonce et de vaines tentatives pour en sortir, même si à ce rythme, il n’allait pas faire long feu, il ne voulait toucher à rien. Tout valait mieux que retourner le passé et revenir au trauma d’origine qu’il avait oublié. Cette zone opaque qui le hantait.
— Alors, assieds-toi et explique-moi.
Volokine prit son temps. Il aimait ce lieu. Cette petite pièce au parquet sombre et aux murs blancs, dont les seuls motifs de décoration étaient une cheminée minuscule et une bibliothèque consacrée à la psychanalyse et à la philosophie. Un bureau au vernis craquelé, deux fauteuils aux accoudoirs élimés et un lit — le fameux « divan » pour les séances d’analyse — complétaient le tableau.
Jeanson ouvrit un tiroir et en sortit un cigare — un Monte-Cristo :
— Ça ne te dérange pas ?
Volokine nia de la tête, connaissant le rituel. Le barreau de chaise serait la seule concession du professeur au soir de Noël.
— Alors, demanda-t-il de sa voix douce, tout en coupant l’extrémité du cigare, qu’est-ce que tu veux ?
— Je suis venu vous parler de chorales. De chorales d’enfants.
— La voix des anges. Le sommet de la pureté.
— Précisément. Que pouvez-vous me dire sur ces voix ? Sur cette pureté ?
Jeanson ne répondit pas. Il alluma son Monte-Cristo en faisant jaillir des flammes à chaque bouffée. Le cigare ressemblait à une torche de champ pétrolifère.
Laissant aller sa tête en arrière, le psychiatre répandit un épais nuage au-dessus de lui. La fumée était lourde et lente. De la peinture bleue se diluant dans de l’eau.
— C’est assez simple, fit-il à voix basse. La tessiture des enfants est pure parce que leur esprit est pur. Je schématise, bien sûr. La psyché des enfants n’est pas plus pure que celle des adultes, mais le désir, dans sa version consciente, sexuelle, n’est pas encore d’actualité. Voilà pourquoi les enfants sont des anges. Les anges n’ont pas de sexe. Ensuite, tout change. L’enfant découvre le désir. Sa voix s’approfondit. Son âme atterrit en quelque sorte…
Le garagiste, Régis Mazoyer, lui avait dit la même chose, avec ses mots à lui.
— Y a-t-il une explication physiologique à ce phénomène ?
— Bien sûr. A l’âge de la puberté, la testostérone, l’hormone mâle, afflue. Les cordes vocales s’allongent. Le larynx grossit. Comme il est normal en acoustique, l’étirement des cordes les fait vibrer moins vite et donc émettre des sons plus graves. Imagine un violon qui se transformerait en violoncelle. (Il eut un bref sourire.) D’une certaine façon, c’est l’arrivée du désir qui « décroche » la voix. C’est le sexe qui transforme l’ange en simple être humain.