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Volokine revoyait Régis Mazoyer, le garagiste aux gants de feutre. Un ange qui avait atterri. Un homme qui ne lui avait pas dit toute la vérité…

Jeanson continuait :

— D’une façon plus générale, la voix traduit notre chair. Et notre âme. Elle est un vaisseau, tu comprends ? Voilà pourquoi elle est au centre de la psychanalyse. Le travail psychanalytique consiste à identifier d’anciens traumatismes refoulés mais cette prise de conscience n’est pas suffisante. Pour que l’esprit soit soulagé, il faut « dire » le trauma. La voix a un effet cathartique, Cédric. Elle est le « grand véhicule », comme on dit dans le bouddhisme. Prendre conscience. Prendre voix. Voilà la seule… « voie » pour être libre. Toi, mon petit, tu ferais bien d’y passer.

— On en a déjà parlé.

Jeanson souffla une bouffée, digne d’une berline à vapeur :

— Moi, j’en ai parlé. Toi, tu n’as rien dit.

— Professeur, sourit Volokine, j’en ai tellement sur l’estomac que si je me lâchais, mes tripes viendraient avec…

— La catharsis absolue.

— Ou la mort instantanée.

— Tu ne prendrais pas le risque ?

— Pas pour l’instant.

— Refouler les traumas ne peut aboutir qu’à la dépression. L’âme humaine se comporte exactement comme le corps. Si un élément étranger ne parvient pas à être rejeté par les mécanismes naturels de défense, c’est le pourrissement assuré. La gangrène…

— Eh bien, j’attendrai l’amputation.

— Je te parle de ta psyché. On ne peut s’en débarrasser.

— Revenons aux chorales. Vous avez travaillé là-dessus ?

— J’ai eu mes périodes, oui. J’ai même écrit quelques livres.

— Lisibles ?

— Pas vraiment, non. Mais j’ai travaillé sur ce sujet. Rencontré des maîtres de chœur. Assisté à des concerts, des répétitions… Ce qui m’intéressait, c’était le rapport entre la voix et la foi. Primitivement, le culte chrétien n’admettait que l’art vocal. La voix humaine est l’instrument privilégié pour faire le lien avec le Très-Haut. Le mot « religion » vient d’ailleurs du latin religare qui signifie « relier ». La voix est au cœur de toute liturgie.

L’idée vint soudain à Volokine que Jeanson avait croisé Wilhelm Goetz. Il posa la question au hasard. Le vieux psy répondit :

— Je le connais, oui. Un homme charmant. (Il recracha une nouvelle bouffée, avec un bruit de valve. L’atmosphère devenait irrespirable.) Mais à mon avis, pas franc du collier. Pas du tout.

Cette coïncidence confirmait la conviction de Volokine : écouter son instinct, toujours. Il fronça les sourcils, pour se vieillir un peu, et prononça :

— Wilhelm Goetz vient d’être assassiné et j’enquête sur ce meurtre.

Le médecin conserva le silence. Il était à peine visible derrière son rempart bleuté. Il demanda enfin, la voix enrouée par la morsure de ses inhalations :

— Une affaire de mœurs ?

— C’est ce que j’ai cru, au début. Maintenant, je pense que c’est plutôt son rôle de maître de chœur qui est en jeu. Une affaire complexe, qui mêle religion, châtiment et voix humaine.

— Tu savais qu’il avait écrit un livre ?

— Non.

Jeanson se leva et se dirigea vers la bibliothèque. De dos, il ressemblait à une vieille racine grise, dont le tronc se serait pris la foudre et qui fumerait encore. Volokine se réjouissait. Il était venu voir ce spécialiste à titre de simple détour et ce détour replaçait la balle au centre.

Le psychiatre posa sur le bureau un petit livre gris — le genre de livres dont il faut soi-même découper les pages. Volokine le saisit et se dit qu’il avait mal fouillé chez l’organiste. Goetz en possédait forcément plusieurs exemplaires.

En lettres noires, le titre se déployait :

RICERCARE, LE SENS CACHÉ D’UNE OFFRANDE

— C’est un livre consacré à L’Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach, tu connais ?

— Oui. Souvenez-vous : j’ai été pianiste.

— Et aussi champion de boxe thaïe. C’est ce que j’aime chez toi, Cédric. Toutes ces promesses.

— Jamais tenues, j’en ai peur.

— Au contraire. Tu avais le choix et tu as pris ta décision. Tu as choisi d’être flic. C’est le sens de ta vie. Si je me laissais aller à parler comme un vieux psy, je dirais même que c’est cette vocation qui t’a choisi…

Volokine contemplait la couverture à grain épais :

— Vous l’avez lu ?

— Bien sûr. Tu n’as pas vu ? Il y a une dédicace…

Le Russe feuilleta les premières pages. Goetz avait noté, d’une écriture penchée et nerveuse :

Pour mon très cher Bernard-Marie, Qui sait mieux que personne que : Derrière chaque mot, il y a une offrande, Derrière chaque offrande, il y a un sens caché. Amitiés, Wilhelm Goetz

— Tu connais l’histoire de L’Offrande ?

Volokine feuilleta les pages découpées. Elles laissaient encore des peluches sur les doigts.

— Je ne suis pas très sûr. Une histoire avec le roi de Prusse ?

— L’Offrande Musicale, le fameux BWV 1079, a été composée en 1747, durant la période où Bach vivait à Leipzig. Cette année-là, Frédéric II de Prusse reçoit le musicien à sa cour et lui fait essayer plusieurs instruments à clavier. Frédéric II était un mélomane qui se piquait de jouer et de composer. Le soir, il soumet à Bach une mélodie de son cru à la flûte et demande au musicien d’improviser à partir de ce thème. Bach se met au clavecin. La légende raconte qu’il joue sans discontinuer, ajoutant chaque fois une voix à son développement. Il arrive ainsi à un contrepoint à six voix, sans avoir écrit une seule note.

— Il l’a écrit ensuite.

— Le soir même. L’idée de Bach était d’en faire cadeau au souverain. Toute la nuit, il a noté ses idées musicales. Des canons, des fugues, une sonate, et des ricercare…

Les souvenirs s’agitaient dans l’esprit de Volokine, sans parvenir à se préciser :

— Le ricercare : c’est une sorte de fugue, non ?

— Son ancêtre. Une forme contrapuntique moins élaborée. En France, on appelle cela une « recherche ». On en trouve dans le répertoire d’orgue du haut baroque…

Volokine songea à Jean-Sébastien Bach. Il évitait comme la peste la musique vocale du maître allemand mais, dès que l’occasion se présentait, il rejouait au piano les préludes et fugues du Clavier bien tempéré. L’œuvre des œuvres. Un prélude et une fugue pour chaque tonalité. Et toujours un accord final sur le mode majeur. Parce qu’une pièce doit toujours s’achever dans la lumière de Dieu…

Chaque fois qu’il jouait ces œuvres, sans pédale, à sec, courait sous ses doigts du plaisir pur. Des lignes musicales qui se croisaient, se décroisaient, s’enlaçaient, dessinant des motifs, s’harmonisant, tissant quelque chose d’autre, au-dessus des voix. Pour lui, ces contrepoints étaient le matériau même de ses souvenirs sentimentaux, de ses états d’âme de chaque époque. La fugue en ré. Son premier amour. Le prélude en si bémol. Son premier lapin. La fugue en do mineur. L’attente d’un coup de fil qui n’était jamais venu…

— Cédric, tu ne m’écoutes plus…