Выбрать главу

— Pardon ?

— Je te parlais du ricercare…

— Oui.

— Le fait paradoxal, c’est que Bach appelle « ricercare », dans son Offrande, des œuvres d’une extrême complexité, qui n’ont rien à voir avec les recherches habituelles. En réalité, il a une raison d’utiliser ce mot.

— Quelle raison ?

— Il a eu l’idée d’un acrostiche. Une phrase qui se dessine en prenant la première lettre de phrases successives. Ou la première lettre de chaque mot dans une phrase…

Volokine ne voyait pas où Jeanson voulait en venir.

— Bach, enchaîna le psychiatre, dans sa dédicace au roi, a écrit en latin : « Régis Iussu Cantio Et Relique Canonica Arte Resoluta  », ce qui signifie : « La musique faite par ordre du roi, et le reste résolu par l’art du canon. » Une phrase qui se lit, en retenant la première lettre de chaque mot : « R.I.C.E.R.C.A.R.E. » Le nom de l’œuvre est contenu dans la dédicace, tu comprends ?

— Pourquoi me racontez-vous ça ?

— C’est ce dont parle Goetz dans son livre. Et plus généralement, de tout ce qui peut se cacher au sein de la musique. Il trouve d’autres acrostiches dans l’œuvre de Bach. Purement musicaux. Par exemple, les Anglo-Saxons et les Germaniques désignent les notes de musique par des lettres de l’alphabet, une tradition héritée de la Grèce antique. Une mélodie peut donc désigner un mot. Bach lui-même a écrit des contrepoints sur son propre nom, dont les lettres, B.A.C.H., donnaient la cellule de notes « Si bémol-la-do-si… »

— Excusez-moi, coupa Volokine. Je ne vois toujours pas le rapport avec…

— Sais-tu pourquoi Wilhelm Goetz a été assassiné ?

— Je ne suis pas sûr. Je pense qu’on a voulu le faire taire.

— Il avait donc un secret ?

— Un secret dangereux, oui.

— Tu l’as identifié ?

— Non. Il avait contacté une avocate pour le révéler. Mais plus j’y pense, plus je me dis qu’il a dû assurer ses arrières et planquer son secret quelque part.

— Alors, je te le dis, le Chilien l’a caché dans la musique. Il a dû dissimuler son message parmi les notes d’une partition. Ou dans le titre d’une œuvre. Ou encore dans une dédicace.

— Quelle œuvre ? Quelle dédicace ? Goetz n’était pas compositeur.

— Il était maître de chœur. Il dirigeait des œuvres. Cherche de ce côté-là…

Jeanson se recula dans son siège et agita son cigare comme la baguette d’un chef d’orchestre :

— Prends le livre. Tu me le rendras plus tard. Lis-le. Tu comprendras ce que je veux dire.

Volokine glissa l’ouvrage dans sa gibecière et regarda sa montre. 19 h 30. Il s’était donné une heure pour sa digression — et l’heure était passée. Il se leva.

— Merci, professeur.

— Je te raccompagne. Mais tu dois me promettre une chose.

— Quoi ?

— Après cette histoire, reviens me voir. Nous crierons ensemble.

— Promis, professeur. Mais alors, attention aux murs !

Le vieil homme escorta le flic jusqu’au seuil. Il murmura :

— Tu sais ce que disait Janov sur les névroses ?

— Non.

— La névrose est la drogue de l’homme qui ne se drogue pas. Volokine acquiesça en rajustant sa sacoche. Il ne comprenait pas la phrase mais il aurait pu ajouter une autre réflexion, à son propre sujet. Lui avait opté pour la totale. La drogue, et aussi les névroses…

46

Quand ils se retrouvèrent, à 20 h, Kasdan exigea un débriefing complet. Ils étaient place Saint-Michel, au chaud, dans le break Volvo.

Le Russe déballa tout. L’avocate, Geneviève Harova, qui lui avait relaté le coup de fil sibyllin de Goetz. Les crimes continuent. Ses vains efforts, à lui, pour dénicher les trois Chiliens arrivés en France avec Wilhelm Goetz, le 3 mars 1987.

— Répète un peu ce que tu viens de dire.

— Ces types sont entrés en France et n’en sont pas ressortis. Pourtant, ils sont introuvables. Tout se passe comme s’ils avaient été avalés par le territoire.

— Étrange, fit Kasdan. Quelqu’un a déjà utilisé ces mots dans cette enquête, à propos d’un autre sujet. Je ne me souviens pas dans quel contexte…

— Les ravages de l’âge.

— Ta gueule. Quoi d’autre ?

Volokine avait gardé le meilleur pour la fin. La disparition de Charles Bellon, 13 ans, en mai 1995. Appartenant à la chorale de Saint-Augustin, sous la direction du père Olivier.

Kasdan joua à Candide :

— Et alors ?

— Ça nous fait quatre disparitions d’enfants dans cette affaire. Trois du côté de Goetz, une du côté d’Olivier. Et je suis sûr qu’il y en a d’autres. Des chefs de chœur organisaient ces disparitions. Un vrai réseau.

— Quelle est ton idée ? Toujours une vengeance ?

— Non. Je pense maintenant le contraire. C’est l’Ogre lui-même qui fait le ménage. Un homme très puissant, qui « consomme » des voix d’ange et qui envoie ses enfants-tueurs pour éliminer ses propres rabatteurs. Il réduit au silence des témoins gênants.

— Eh bien mon coco…

Le ton était ironique. Volo ne s’en formalisa pas. Il savait que sa théorie était cinglée. Il ajouta simplement :

— Je suis sûr que je brûle. La voix est la clé de l’affaire. La voix des enfants et leur pureté.

— C’est tout ?

— Non.

Volokine raconta son dernier rendez-vous. Bernard-Marie Jeanson. Il glissa cette idée selon laquelle Wilhelm Goetz avait caché son secret, d’une façon ou d’une autre, au sein des œuvres chorales qu’il dirigeait.

— Je ne te laisserai plus seul, conclut Kasdan. C’est délire sur délire.

— Et vous ?

— Moi ? Je crois que j’ai trouvé ton ogre…

L’Arménien raconta l’histoire de Hans-Werner Hartmann. Musicologue. Hitlérien. Chercheur. Gourou spirituel. Maître de torture. Un destin tourmenté, sur fond de Seconde Guerre mondiale et de dictature chilienne.

Volokine n’aurait pu rêver plus belle coïncidence :

— Putain, souffla-t-il. Tout colle.

— T’emballe pas. Tout ça, ce ne sont que des fragments, des présomptions, rassemblés d’une manière artificielle. Concrètement, nous n’avons que trois meurtres sans lien entre eux. Un soupçon d’enfants-tueurs. Et un gourou lointain, mort depuis longtemps.

Volokine ne répondit pas. Kasdan n’avait pas démarré. A travers le pare-brise, le Russe observait la place Saint-Michel et ses dragons. Déserte. Cette fois, l’alerte avait bien sonné. Les Parisiens s’étaient retranchés dans leurs foyers dorés et chaleureux. Noël se déroulerait à huis clos.

— Qu’est-ce que tu proposes ? lâcha enfin l’Arménien.

— On fonce chez Goetz. On vérifie les œuvres chorales qu’il a dirigées ces dernières années. On prend la première lettre de chacune d’elles et on voit ce que ça donne.

— Ça me paraît vaseux.

— Vous avez une autre idée pour Noël ?

— Oui. Et ce n’est pas incompatible avec tes recherches. (Il tourna la clé de contact.) On y va.

La Volvo s’arracha. Contourna la place. Remonta la rue Danton puis la rue Monsieur-le-Prince, en direction du boulevard Saint-Michel. Les deux hommes ne parlaient plus. Le Russe pouvait le sentir : à cet instant, ils goûtaient la même sensation. La chaleur de leur enquête. Leur solitude partagée. Leur réveillon qui, pour une fois, ne rimerait pas avec « abandon ».