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Place Denfert-Rochereau. Avenue du Général-Leclerc.

Docilement, Kasdan entama une large boucle afin d’emprunter la voie autorisée pour tourner à gauche. Volokine pensa : « Ce mec a la loi dans le sang. » Puis, carré au fond de son siège, il observa l’avenue René-Coty qui défilait. Elle avait la quiétude sereine d’un paquebot illuminé, glissant sur des eaux noires. Des ateliers d’artistes. Des écoles en briques rouges. Et les arbres du terre-plein central qui avaient la noblesse altière d’une allée menant au château.

Le château, c’était le parc Montsouris. Kasdan braqua à gauche. Descendit l’avenue Reille. La rue Gazan, calme et obscure, semblait les attendre.

Clé universelle. Escalier. Cordons de sécurité. Ils pénétrèrent chez le Chilien comme s’ils étaient chez eux. L’ordinateur était toujours là. Les forces de police ne se pressaient pas pour l’embarquer. Noël, comme du sucre dans le sang, avait englué toute rapidité d’action.

Ils refermèrent la porte. Passèrent dans le salon de musique. Verrouillèrent le volet roulant et allumèrent. Tout de suite, Volokine plongea dans les partitions de Goetz. Il savait où chercher. Il avait mené la même fouille la nuit précédente. Il feuilleta les archives de l’organiste et détailla les œuvres chorales qu’il dirigeait pour ce Noël 2006.

Quatre pièces distinctes pour quatre chorales. L’Ave Maria de Schubert pour l’église Saint-Jean-Baptiste. Un fragment du Requiem de Tomas Luis de Victoria pour Notre-Dame-du-Rosaire. Un extrait de l’oratorio Jeanne d’Arc au bûcher de Arthur Honegger pour Saint-Thomas-d’Aquin. Un autre Requiem, celui de Gilles, un musicien du XVIIe siècle, pour Notre Dame-de-Lorette.

Volokine sortit son carnet et nota les titres en lettres capitales : « AVE MARIA », « REQUIEM », « ORATORIO », « REQUIEM »… Soient A. R. O. R. Ça ne donnait rien. Le Russe tenta un autre ordre : ARRO. Puis un autre encore : ROAR. Aucun sens. Encore une idée à la con…

Il tourna la tête pour voir où en était Kasdan. L’Arménien s’était assis par terre et semblait écouter de la musique au casque. Les lumières des vumètres de l’ampli éclairaient son visage. Il ressemblait à un vieil espion de la Stasi en train d’écouter une cible.

— Qu’est-ce que vous foutez ?

Kasdan appuya sur le bouton pause de la platine CD :

— Le type que j’ai rencontré cet après-midi, le chercheur israélien… Il m’a donné un document sonore. L’interrogatoire de Hans-Werner Hartmann, réalisé à Berlin par un psychiatre américain, en 47. Plutôt instructif. Et même terrifiant.

— Vous m’en faites profiter ? Mes conneries de mots croisés ne donnent rien.

47

Kasdan, les mains gantées, manipula les boutons de la chaîne puis débrancha le casque. Il appuya sur PLAY. „L’enregistrement repartit à son début. D’abord un bruit de souffle, puis des crachotements. Le contraste entre le matériel moderne de Goetz et cette sonorité ancienne était frappant. Une voix grave dit en anglais :

— Dr Robert W. Jackson, 12 octobre 1947. Interrogatoire de Hans-Werner Hartmann, interpellé le 7 octobre 1947, près de la station de métro Onkel Toms Hutte.

Suivaient des bruits de chaises, de feuilles. La voix du psychiatre retentit à nouveau, s’adressant cette fois à son interlocuteur et posant les questions d’usage. Identité. Lieu de naissance. Adresse. Activité.

Après un long silence, Hans-Werner Hartmann répondit en anglais. Sa voix était étonnante. Aiguë, nasillarde, saccadée. L’homme parlait vite, comme s’il était pressé d’en finir. Un nouveau contraste. Ton posé et grave pour le psychiatre. Voix, nerveuse, à peine sexuée, pour Hartmann. Son accent allemand accentuait encore l’aigreur de ses inflexions.

Le psychiatre :

— J’ai ici des notes concernant les sermons que vous prononcez dans les rues de Berlin. Certains de vos propos sont inattendus. Vous avez dit par exemple que la défaite des Allemands était juste. Qu’entendez-vous par là ?

Bref silence, comme si on armait une mitraillette, puis le débit, en rafales :

— Nous sommes des pionniers. Des précurseurs. Il est normal que nous soyons sacrifiés.

— Des pionniers de quoi ?

— Les années du conflit n’ont été que les premiers pas d’un progrès logique et nécessaire.

— Un progrès ? L’élimination de centaines de milliers de victimes ?

Un bruit mat. Peut-être un verre d’eau qu’on repose. Tout en écoutant, Volokine saisit les feuillets que l’Israélien avait donnés à Kasdan. Parmi eux, un portrait photographique de Hartmann. Une tête terrifiante. Yeux noirs, enfoncés, pommettes hautes, cheveux épais et drus. Cette tête de mort collait avec la voix de crécelle.

— Vous ne regardez pas dans la bonne direction, monsieur Jakobson.

— Je m’appelle Jackson.

— Vous êtes sûr ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je pensais que vous étiez juif.

— Pourquoi ?

Hartmann laisse échapper un bref rire. Sifflant comme le chuintement d’un serpent.

— Je ne sais pas. La démarche, l’attitude… Je sens ces choses-là.

— Vous voulez dire que vous « sentez » les Juifs ?

— Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas antisémite. Tant qu’ils restent à leur place, qu’ils ne viennent pas s’immiscer dans la pureté de nos lignées, ils ne me dérangent pas.

— Et dans les fours, ils ne vous dérangeaient pas non plus ?

La phrase avait échappé au psychiatre. Sa répulsion était palpable, entre les crachotements de l’enregistrement. Après un silence, l’Allemand répondit :

— Vous manquez de sang-froid, Jakobson. Pardon… Jackson. Nouveau silence. Le médecin reprit d’un ton glacé :

— Vous disiez que je regardais dans la mauvaise direction.

— Il faut considérer le projet. Nous avons commencé une œuvre. Il reste encore un long chemin à parcourir.

— Qu’est-ce que vous appelez « l’œuvre » ? Le meurtre en masse des peuples conquis ? Le génocide érigé en stratégie militaire ?

— Vous vous situez à la surface des choses. Le vrai dessein est scientifique.

— Quel est ce dessein ?

— Durant ces quelques années où nous avons pu travailler sérieusement, nous avons étudié les rouages élémentaires de l’homme. Et nous avons commencé à les corriger. Nous avons éliminé ce qui est inférieur. Nous avons perfectionné les forces utiles.

— Les forces utiles, ce sont celles du IIIe Reich ?

— Encore la guerre… Je vous parle de l’espèce humaine, de l’évolution inéluctable de notre race. La nation allemande est biologiquement supérieure, c’est vrai. Mais cette supériorité n’est que le ferment d’une progression. Les tendances sont là. Il faut les approfondir.

— Ce ne sont pas des paroles de vaincu.

— Le peuple allemand ne peut être vaincu.

— Vous vous considérez comme invincible ?

— Les hommes, non. Notre âme, oui. Vous prétendez nous combattre mais vous ne nous connaissez pas. L’Allemand n’admet jamais l’erreur. Encore moins la faute. L’Allemand n’accepte pas non plus la défaite. Quoi qu’il arrive, il suit son destin. Aux accents de Wagner. Les yeux fixés sur l’épée de Siegfried.