Bruit de feuilles, toux. Le malaise de Jackson, manifeste.
— Je vois ici que vous avez séjourné au camp de Terezin puis à Auschwitz. Qu’y avez-vous fait ?
— J’ai étudié.
— Étudié quoi ?
— La musique. Les voix.
— Soyez plus précis.
— Je supervisais l’activité musicale. Orchestre, fanfares, chants… En réalité, j’étudiais les voix. Les voix et la souffrance. La convergence entre ces deux pôles.
— Parlez-moi de ces recherches.
— Non. Vous ne comprendriez pas. Vous n’êtes pas prêt. Personne n’est prêt. Il suffit simplement d’attendre…
Nouvelle pause.
— À Auschwitz, vous avez vu des prisonniers souffrir. Dépérir. Mourir. Par milliers. Qu’avez-vous ressenti ?
— L’échelle individuelle ne m’intéresse pas.
Le souffle et les crachotements revinrent au premier plan.
— Vous n’avez rien compris, reprit Hartmann de sa voix de souris. Vous croyez punir aujourd’hui des coupables. Mais les nazis n’ont été que les instruments maladroits, imparfaits, d’une force supérieure.
— Hitler ?
— Non. Hitler n’a jamais eu conscience des forces qu’il réveillait. Peut-être qu’avec d’autres, nous serions allés plus loin.
— Dans le génocide ?
— Dans la sélection naturelle, inéluctable.
— Sélection, cette barbarie ?
— Toujours le jugement. A Nuremberg, vous avez mis en route votre lourde machine, avec vos textes anciens, votre justice rudimentaire. Nous n’en sommes plus là. Rien ni personne n’empêchera la race d’évoluer. Nous…
Bruit. Un poing venait de frapper la table. Jackson laissait libre cours à sa colère :
— Pour vous, les hommes, les femmes, les enfants qui sont morts dans les camps ne sont rien ? Les centaines de milliers de civils, froidement exécutés, dans les pays de l’Est, rien non plus ?
— Vous avez une vision romantique de l’homme. Vous pensez qu’il faut l’aimer, le respecter pour sa bonté, sa générosité, son intelligence. Mais cette vision est fausse. L’homme est une malformation. Une perversité de la nature. La science ne doit avoir qu’un but : corriger, éduquer, purifier. Le seul objectif est l’Homme Nouveau.
Silence. Bruits de feuilles. Jackson s’efforçait de se calmer. Il reprit, d’une voix de procureur :
— Nous sommes ici pour établir votre degré de culpabilité dans les événements qui ont frappé l’Europe de 1940 à 1944. Vous allez me dire que vous suiviez des ordres ?
— Non. Les ordres n’étaient rien. Je menais mes recherches, c’est tout.
— Vous pensez vous en tirer comme ça ?
— Je ne cherche pas à m’en tirer. Au contraire. D’autres après moi reprendront mes travaux. Dans cinquante ans, dans cent ans, on aura oublié ce qui s’est passé. La peur, le traumatisme, le sempiternel « jamais plus », tout cela sera effacé. Alors, la force pourra se lever à nouveau. A une échelle supérieure.
— Vous citez dans vos sermons les paroles du Christ, de saint François d’Assise. A votre avis, comment Dieu juge-t-Il la force criminelle du nazisme ?
Un crachotement étrange. Kasdan et Volokine se regardèrent. Au même instant, sans doute, ils devinèrent : ce bruit parasite, c’était le rire de Hartmann. Sec, bref, aigre.
— Cette force criminelle, comme vous dites, c’est Dieu lui-même. Nous n’avons été que son instrument. Tout cela participe d’un progrès inévitable.
— Vous êtes fou.
Une nouvelle fois, la phrase avait échappé à Jackson. Elle sonnait curieusement dans la bouche d’un psychiatre. Le médecin changea de direction, la voix chargée de mépris :
— A votre avis, à quoi reconnaît-on les gens comme vous ? Je veux dire : les nazis ?
— C’est facile. Nos vêtements empestent la chair brûlée.
— Quoi ?
Nouveau rire. Une poussière sonore parmi d’autres.
— Je plaisante. Rien ne nous distingue des êtres inférieurs. Ou plutôt : il vous est impossible de noter cette différence. Parce que justement, vous nous considérez d’en bas. Du fond de votre bon gros sens humain, de ce que vous croyez avoir à partager avec les autres : le sentiment de pitié, de solidarité, de respect entre vous. Nous n’éprouvons pas cela. Ce serait un frein à notre destinée.
Soupir de Jackson. La fatigue remplaçait le mépris. La consternation la colère.
— Que faire de gens comme vous ? Que faire des Allemands ?
— Il n’y a qu’une seule solution : nous éliminer, jusqu’au dernier. Vous devez nous éradiquer. Sans quoi, nous travaillerons toujours à notre œuvre. Nous sommes programmés pour cela, vous comprenez ? Nous abritons, dans notre sang, les prémices d’une race nouvelle. Une race qui dicte nos choix. Une race qui possédera bientôt de nouveaux attributs. A moins de tous nous exterminer, vous ne pourrez jamais empêcher cette suprématie en marche…
Bruits de chaise : Jackson se levait.
— Nous allons en rester là pour aujourd’hui.
— Je peux avoir une copie de l’enregistrement ?
— Pourquoi ?
— Pour écouter la musique des voix. Ce que nous avons dit aujourd’hui… entre les mots.
— Je ne comprends pas.
— Bien sûr. C’est pour cela que vous êtes inutile et que je resterai dans les livres d’Histoire.
— On va vous raccompagner dans votre cellule. Nouveaux bruits, sans équivoque.
Jackson frappait à la porte de la cellule, afin qu’on vienne les chercher.
Le silence numérique, absolument parfait, succéda aux scories du vieil enregistrement. Kasdan appuya sur la touche EJECT et récupéra le disque.
— Hartmann n’a plus été inquiété, expliqua-t-il. On n’a jamais pu prouver sa participation à la moindre exécution et son état mental le mettait à l’abri de réelles poursuites. Quelques semaines plus tard, il était de nouveau libre. Il a fondé sa secte et est resté plus de dix ans à Berlin. Ensuite, des plaintes contre son groupe l’ont forcé à fuir l’Allemagne. Il a rejoint le Chili et fondé la colonie d’Asunción. La suite, du moins ce que nous en savons, je te l’ai racontée tout à l’heure.
Volokine se leva et s’étira :
— Je ne vois pas pourquoi on écoute ces vieilleries. C’était un cauchemar et il est révolu.
— C’est toi qui dis ça ? D’une façon ou d’une autre, ce cauchemar, comme tu dis, s’est réveillé. Il est de nouveau parmi nous.
48
Kasdan se dirigeait vers la porte d’entrée quand Volokine l’interpella : Attendez.
— Quoi ?
— J’ai un dernier truc à faire.
Sans en dire plus, le Russe vira à gauche dans le salon et alluma l’ordinateur. Il portait toujours ses gants de chirurgien. Kasdan se posta derrière lui :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— J’écris un mail.
— À qui ?
— Personnel.
— Tu crois qu’on n’a que ça à foutre ?
— J’en ai pour quelques secondes. Kasdan s’approcha. Volokine répéta :
— C’est personnel.
— A qui tu écris, à cette heure, un soir de Noël ?
— A ma fiancée.
Volokine était sûr de son effet mais le silence de Kasdan était particulièrement comique. On aurait dit qu’il avait reçu un coup de marteau sur le crâne.
Au bout de quelques secondes, l’Arménien ne résista pas :