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— Tu as une fiancée, toi ?

— Disons : une sorte de fiancée.

— Où est-elle ?

— En prison.

— Une dealeuse ?

— Non. Je l’ai connue en taule, c’est tout.

— Qu’est-ce que tu foutais dans une prison de femmes ?

— Je peux finir mon message, ouais ?

Kasdan s’installa dans un fauteuil. La pièce était noyée d’obscurité. Le Russe acheva ses quelques lignes. Il n’obtiendrait pas de réponse. Il n’en avait jamais obtenu. Encore un e-mail à la mer…

Il appuya sur la touche ENVOYER puis ferma sa boîte aux lettres.

Au fond du salon, le vieil Arménien patientait. Volokine ne couperait pas à une explication et l’idée de raconter son histoire — son secret — au colosse ne lui déplaisait pas.

— 2004, attaqua-t-il. Les Stups m’avaient dans le collimateur. J’apparaissais plusieurs fois sur leurs bandes de surveillance, mais pas du bon côté, vous voyez ?

— Tu te fournissais en dope ? Volokine sourit sans répondre.

— Ils ont contacté Greschi, mon supérieur hiérarchique, et l’ont prévenu qu’ils allaient avertir les Bœufs. Greschi les a calmés puis m’a mis au vert. Il m’a inscrit à un programme à la con. Un truc de formation dans les prisons, portant sur le muay thaï.

— Tu as donné des cours de boxe thaïe en taule ?

— Une initiation, ouais. Un stage assorti d’un discours philosophique. Le message spirituel des arts martiaux, tout ça. Les mecs au trou n’en avaient rien à foutre. Tout ce qu’ils retenaient, c’était qu’ils pouvaient devenir, grâce à ces techniques, un peu plus forts, un peu plus dangereux.

— Quel est le lien avec ta nana ?

— Bizarrement, la liste des taules comprenait aussi des prisons de femmes. En octobre, je suis allé plusieurs fois à Fleury, dont une fois côté meufs. J’ai fait mon petit baratin sous les ricanements des nanas.

— C’est là que tu as rencontré ta fiancée ?

— Ouais.

— Tu l’as sautée dans les vestiaires ?

Volo ne répondit pas, brutalement saisi par les souvenirs.

Dans le gymnase, les détenues formaient un arc de cercle autour de lui. Elles gloussaient. Se poussaient du coude. Volo éprouvait un malaise. Il pouvait repérer les gouines, ouvertement hostiles. Et les autres. Fébriles. Frémissantes. Des femmes qui n’avaient pas été touchées par un homme depuis des années, hormis le médecin du bloc. Celles-là distillaient de puissantes ondes de désir. Mais c’était un désir vicié, mué en rage sourde. Le Russe s’imaginait suspendu aux anneaux du gymnase, victime d’une tournante au féminin.

Dans ce cercle, il l’avait reconnue. Francesca Battaglia. Trois fois championne du monde de muay thaï féminin, de 1998 à 2002. Quatre fois championne d’Europe, durant la même période. Il l’avait même admirée, en personne, lors d’une exhibition à Bercy, en novembre 1999. C’était bien la pasionaria de la boxe thaïe, perdue parmi ces éclopées de la vie. Que foutait-elle là ?

Après son show, les détenues s’étaient précipitées dans la cour pour fumer une clope et échanger leurs impressions sur le petit minet qui s’était trémoussé devant elles. Francesca n’était pas du lot. Volokine avait interrogé les matonnes à son sujet puis était revenu sur ses pas. Elle était assise sur un tapis de sol, jambes croisées, visage coupé par les lignes d’ombre des grilles.

Son mode de vie ici était singulier. Elle avait obtenu l’autorisation de suivre son régime végétarien. Elle ne portait sur elle aucun produit d’origine animale. Pas même un lacet de cuir. Elle ne portait pas non plus la moindre marque, le moindre logo, qui pouvait rappeler la vaste exploitation du monde. Volokine l’observait. Elle était un corps pur. Un souffle nu. Comme une bouche qui n’aurait jamais porté de plombages.

Volo lui proposa de s’en rouler un petit. Elle refusa. Il demanda s’il pouvait s’asseoir. Elle refusa. Le Russe s’assit tout de même, bien décidé à jouer au lourd. Il commença à préparer le joint, l’observant du coin de l’œil. Elle avait les cheveux très noirs, coupés à la Cléopâtre. Une gueule de tragédie grecque. Elle portait un débardeur noir et un pantalon de jogging. Son buste, ses jambes étaient squelettiques. Il n’avait connu cette maigreur que chez les junks, dont les chairs sont brûlées par la drogue.

Cette apparente fragilité était une illusion. Francesca Battaglia pouvait briser sept planches de plâtre accumulées, d’un seul coup de talon. Il l’avait vue faire, à Bercy, quand les tours de force deviennent des tours de foire.

— Pourquoi tu es ici ?

— Actes terroristes.

— Quel genre de terrorisme ?

— Altermondialisme.

La voix n’était pas rauque comme il s’y attendait — toutes les Italiennes ont la voix rauque. Elle avait un accent qui donnait un poids particulier à chaque syllabe. Une sorte d’effet retard, qui conférait un rythme lancinant, incantatoire, à chacune de ses phrases.

Volokine alluma son joint. Ses mains tremblaient. Il reprit, sur un ton ironique qu’il regretta aussitôt :

— Tu veux rétablir la grande balance de la planète ? Forcer les multinationales à rendre leur liberté à leur main-d’œuvre ?

— Je veux qu’un jour, les multinationales ne puissent plus parler de « leur » main-d’œuvre. Qu’il n’y ait plus de possessif possible. Parce qu’il n’y aura plus d’exploiteurs ni d’exploités.

Volokine expira lentement un filet de fumée :

— C’est irréel. C’est de l’utopie.

— C’est de l’utopie. C’est pour ça que c’est réel.

Francesca disait vrai. L’homme est fait pour rêver, c’est-à-dire pour combattre et non subir. C’est la loi de l’évolution. Et surtout, l’homme est fait pour la poésie. Or, l’utopie est poétique. Et la poésie aura toujours raison contre le réalisme.

— Qu’est-ce que tu viens m’emmerder ? demanda-t-elle tout à coup. Tu es venu voir la bête dans sa cage, c’est ça ?

Volokine sourit. Il s’allongea. Ses tremblements passaient. Le joint faisait son effet :

— Je t’ai déjà vue, une fois. A Bercy. 1999.

— Et alors ?

— Tu sais ce qui me ferait plaisir ?

— Si tu lâches un truc de cul, je te brise le nez.

— Les douze taos du hsingh-i. Rien que toi et moi.

Sans répondre, elle s’allongea à ses côtés, sur le tapis de sol, et ferma les yeux. Elle paraissait capter un murmure, une ligne de vérité, sous la lumière des fenêtres.

Volokine se releva sur un coude et se pencha sur elle. Il ajouta à voix basse, une main sur sa propre poitrine, en signe de déférence :

— Ce serait un honneur pour moi.

Sans rien dire, elle se leva puis se plaça au centre du gymnase. Volokine ôta sa veste de treillis et la rejoignit. Elle esquissait déjà sa garde. Position « Pi Quan ». Bras écartés, puis lentement rejoints l’un au-dessous de l’autre, droit devant soi.

Alors, comme le déclic d’une arme, son bras droit recula, son bras gauche se détendit. Tout son corps se mit en place. Genoux fléchis. Torse en recul. Main gauche à l’oblique vers le plafond. Main droite en retrait, coude replié.

Volokine reconnaissait l’élan de la nuque, reculant une dernière fois avant de se fixer. Geste gracile qui l’avait déjà frappé à Bercy. A ses côtés, il imita sa position.

Elle chuchota :

— Le singe.

En un seul mouvement, ils se voûtèrent et reculèrent d’un pas. Puis pivotèrent doucement et dressèrent leurs bras en ciseaux, devant leur torse. Ils enchaînèrent trois pas, leurs pieds se soulevant à peine, puis leurs jambes se croisèrent, reproduisant à la perfection la posture des bras. Tout n’était que légèreté, souplesse, malice dans leurs gestes. Ils étaient, littéralement, le « singe ».