— Le tigre.
Leurs bras se tendirent, s’écartèrent puis s’enroulèrent vers leur torse, comme pour englober une puissance venue de leur ventre. Ils se tenaient dans l’axe des fenêtres. Les treillis d’acier formaient un quadrillage éclaboussé de lumière.
Un pas à droite, un pas à gauche. Chaque fois, leurs bras repliés se détendaient, paumes tournées vers l’extérieur. Le tigre attaquait, avec ses grosses pattes, chargées de puissance…
Volokine sentait la sueur l’enduire, les effets du shit s’exsuder. Ses membres se fluidifiaient. Et toutes ces promesses d’énergie intérieure, celles qu’il avait oubliées, se rappelaient à son bon souvenir. Le Chi.
D’une voix sourde, il prononça :
— L’hirondelle.
Ils dessinèrent un cercle avec leur bras droit avant de décocher un coup de poing. Puis, avec une légèreté de danseurs, ils s’immobilisèrent dans la même position. Bras ouverts. Poing serrés. Tête tournée vers l’arrière, en équilibre sur un pied.
L’hirondelle ouvrait ses ailes.
Nouvelle volte-face. Leur poing droit jaillit au même instant, puis le gauche, dressé en lame. Ils pivotèrent. Regroupèrent leurs mains, face à face, comme se concertant pour une nouvelle attaque.
« Parfait », pensa Volokine, mais il n’avait toujours pas admiré ce qu’il attendait. Le célèbre coup de pied de Francesca Battaglia.
Il proposa :
— Le dragon.
Elle partit en retrait, avant de déplier sa jambe vers le soleil, talon en avant. On n’aurait pu imaginer geste plus furtif, plus rapide, et en même temps plus épanoui, plus déployé. La femme s’inclinait déjà, abaissant son pied droit, révérence au sol, avant de se détendre en une sorte d’entrechat.
Volokine l’imita et eut l’impression de peser des tonnes. « La belle et la bête », pensa-t-il.
Ils enchaînèrent ainsi les positions de l’aigle, du serpent, de l’ours, alors que le jour reculait entre les châssis blindés. Ils tournaient, volaient, virevoltaient, frappaient l’air ou demeuraient en suspens, avec une simultanéité parfaite.
Deux êtres humains tendant leur énergie en offrande à une liberté rêvée, gagnant en échange une harmonie, une complicité qu’ils n’auraient pu espérer dans aucun autre contexte. Pas même dans l’amour physique. Surtout pas dans l’amour physique.
— Tu l’as sautée ou non ?
Dans son genre, Kasdan pesait aussi des tonnes.
— Non. Je ne l’ai pas sautée. Nous avons vécu un truc différent, c’est tout.
— Ben mon vieux. La jeune génération…
Volokine se rappela encore. Quand les ténèbres étaient tombées sur le gymnase, il avait tenté sa chance, oui. Il s’était rapproché d’elle et, sans vraiment saisir ce qu’il faisait, il avait essayé de l’embrasser. Elle s’était esquivée en douceur. Sans agressivité.
— Pas question. Pas ici. Pas comme ça.
Volokine s’était reculé, acquiesçant d’un hochement de tête.
— Je comprends.
En vérité, il ne comprenait rien. Il acquiesçait pour une autre raison. Pour l’étrange lueur dans les yeux de la femme. Pour l’absolue netteté de l’instant, échappant à toute analyse, à toute raison.
Volokine balaya son souvenir.
Pianota sur le clavier, effaçant les traces de son passage sur l’ordinateur de Goetz.
Kasdan désigna l’écran d’un signe de tête :
— Elle te répond ?
— Jamais.
L’Arménien ouvrit la bouche, sans doute pour lâcher encore une vanne, mais son téléphone portable sonna :
— Arnaud ? fit Kasdan. Tu as du nouveau ? On te rappelle dans cinq minutes, de la bagnole.
Les deux hommes refermèrent la porte de l’appartement. Se glissèrent dans la rue, sans rencontrer âme qui vive. Une minute encore et ils étaient dans la Volvo, moteur tournant, chauffage en marche.
La voix d’Arnaud retentit dans l’habitacle :
— J’ai logé le deuxième général.
— T’es pas en train de réveillonner ?
— M’en parle pas. Je me suis planqué au premier étage. C’est triste à dire mais je ne supporte pas les fêtes de famille.
— Bienvenue au club. Qu’est-ce que tu as pour nous ?
— L’adresse de La Bruyère. Toujours vivant. Les décorations, ça conserve, apparemment… Mais attention, je te garantis pas l’état du bonhomme. J’ai eu du mal à le tracer parce qu’il a été placé à la retraite prématurément. Il n’est plus en circulation depuis la fin des années 80. Raisons médicales.
— Quel genre ?
— Psychiatriques. La Bruyère souffre de troubles mentaux. Il a été interné plusieurs fois, pour… mortifications. Automutilations. Ce genre de trucs. Il souffre de délires masochistes.
Volokine fixa le parc Montsouris. Absolument vide. Absolument noir. Cette surface, comme un miroir, lui renvoyait une évidence. Goetz souffrait du même trouble. Cela ne pouvait être un hasard. Avaient-ils subi la même influence ? La même expérience ?
— La Bruyère a été d’abord envoyé au Val-de-Grâce, continuait Arnaud. Puis dans des instituts spécialisés de Paris ou de la région parisienne. Sainte-Anne. Maison-Evrard. Paul-Guiraud…
— C’est bon. Je connais.
Le Russe lança un regard à Kasdan. Il remisa ce détail dans un coin de sa tête.
— Et maintenant ? demanda l’Arménien avec impatience.
— Il croupit chez lui, paraît-il. Un pavillon à Villemomble. Il ne doit plus avoir la force de se cisailler la queue. Mais on murmure autre chose.
— Quoi ?
— Drogue. La Bruyère allégerait la fin de sa vie à coups d’injections. Héroïne ou morphine. Il doit être dans un drôle d’état. À ramasser à la petite cuillère, si je puis dire…
— Tu n’as trouvé aucun lien avec notre affaire de Chiliens, hormis les anciens stages là-bas ?
— Bizarrement, si. La Bruyère, même à la retraite, a supervisé des échanges internationaux. Notamment avec le Chili. Des consultations ponctuelles.
— Mais encore ?
— Il semble qu’il se soit occupé du transfert de certains militaires, des « réfugiés politiques », en France, à la fin des années 80.
— Tu pourrais vérifier la liste de ces militaires ?
— Non. Je n’ai aucun moyen de le faire. Je vous répète juste ce qu’on m’a dit. Seul La Bruyère sait ce que sont devenus ces invités…
Kasdan demanda l’adresse précise du général. Volokine la nota sur son bloc.
— Merci, Arnaud, conclut l’Arménien. Tu peux penser au troisième général ?
— Bien sûr. Mais un 24 décembre, à 22 h, mes pistes vont plutôt tourner court.
Quand il eut raccroché, les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Ils s’étaient compris. Leur réveillon continuait.
49
Bleu sur bleu. L’autoroute contre le ciel. Le goudron contre l’indigo. Sur le coup de minuit, ils plongèrent dans la banlieue profonde. Un bayou de cités et de pavillons meulières. Absolument désert. A minuit trente, ils stoppèrent devant le 64 de la rue Sadi-Carnot à Villemomble.
Ils regardèrent en silence le portail de fer et les murs de briques. Au-dessus du rempart, des cimes noires s’agitaient lentement. Il ne manquait plus que des tessons de verre englués dans du ciment pour compléter le tableau. La propriété du général La Bruyère cadrait bien avec cette nuit de Noël qui évoquait plutôt une nuit de fin du monde. Ils sortirent dans le froid.