Выбрать главу

Le portail était ouvert. Volokine n’eut qu’à tourner la poignée pour pénétrer dans le jardin. Il lança un coup d’œil à Kasdan, dont l’énorme silhouette occultait les halos blancs des réverbères, et lui fit signe de le suivre.

Les ténèbres se refermèrent sur eux. Murs d’enceinte. Arbres centenaires. Aucune fenêtre éclairée. Les deux partenaires repérèrent un sentier et le suivirent. Le jardin était à l’abandon. Mauvaises herbes et chiendent remplaçaient fleurs et gazon. Des buissons jaillissaient, noirs, désordonnés, évoquant de monstrueux moutons de poussière. Les ronces enserraient l’ensemble, comme des rouleaux de fils barbelés.

— On fait fausse route, murmura Kasdan. Le mec est mort. Ou parti depuis longtemps.

— On va voir.

En quelques pas, ils atteignirent les marches du pavillon. Une construction imposante, presque un manoir, dans le style début du XXe siècle, avec des fioritures de château. Briques noires. Tours pointues. Marquise en arc de cercle. Le seuil affichait des circonvolutions vaguement Art déco, qui rappelaient certaines bouches de métro anciennes. Mais c’était tout. Le bâtiment était fermé comme un bunker. Tous les volets étaient clos. Des gravats étaient tombés parmi les taillis. Des fragments de vitres constellaient le perron. Vraiment une ruine.

Volokine commençait à rejoindre le point de vue de Kasdan : on n’habitait plus ici depuis des lustres. Arnaud n’avait pas récupéré des informations de première main.

Ils montèrent les marches. La porte à claire-voie était verrouillée mais la lucarne vitrée était brisée, offrant un trou entre les ciselures de fer forgé. On pouvait passer la main et actionner le verrou intérieur.

Pour la forme, il joua de la sonnette. Pas de résultat. Il frappa dans la foulée, pas trop fort, pour ne pas qu’on l’entende depuis les pavillons voisins. Aucun bruit en retour. Sans se presser, il fouilla dans sa gibecière, attrapa deux paires de gants de chirurgien. Il en donna une à Kasdan et enfila l’autre. Il passa sa main dans le trou de verre et tourna la molette du verrou intérieur. La porte s’ouvrit dans un grincement lugubre. Le Russe demeura immobile sur le seuil, comptant mentalement jusqu’à dix, guettant un mouvement dans les ténèbres. Rien. Il enjamba les morceaux de verre. Pénétra dans le vestibule absolument noir.

La première sensation fut l’odeur de poussière. L’air était ici si lourd, si chargé de scories que Volokine eut l’impression de respirer de la fumée grasse. Il mit aussitôt au point un système de souffle, par la bouche, à coups de brèves inhalations, qui lui permettait de respirer sans se polluer les narines. La deuxième sensation était le froid. Il faisait aussi glacé ici qu’à l’extérieur. Sauf que l’agression était plus humide, comme approfondie par une hygrométrie inhabituelle.

De la main gauche, Volo saisit dans son sac sa lampe-stylo et l’alluma. A droite, le châssis d’une double porte n’offrait plus que des gonds à moitié arrachés, encadrant une béance sombre. Il choisit cette direction, suivi par Kasdan qui venait d’allumer sa propre lampe. Leurs pas silencieux étaient scandés par les nuages de buée qui s’échappaient de leurs lèvres et matérialisaient les faisceaux de lumière.

Ils accédèrent à une première pièce. Le mobilier paraissait fabriqué en poussière et nids d’araignées. Masses sombres, informes, qui provoquaient une répulsion instantanée. Sur le sol, des journaux souillés d’immondices, des pages de livres arrachées, une bouteille vide… Les seuls bruits qu’on pouvait percevoir étaient des froissements furtifs, des craquements, évoquant des bestioles qui n’étaient pas habituées aux visites.

Volokine tendait sa lampe à mi-corps. Des tableaux trop sombres pour évoquer quoi que ce soit. Un papier peint à rayures verdâtres, cloqué, déchiré, couvrait les murs comme un linceul poisseux. Des toiles d’araignées suspendues aux quatre coins du plafond, atténuant les angles, reliaient les meubles à la manière d’une salive grisâtre.

Le Russe s’approcha d’une commode et toucha les objets qui s’y agglutinaient. Flacons. Bibelots. Photos encadrées. Tout était recouvert d’une sorte de fourrure sombre. Tout pourrissait ici comme un vieux fromage.

Il ouvrit un tiroir. Des photos. Des documents. Collés ensemble par le même duvet immonde. Il glissa la main avec prudence. Un rat pouvait jaillir du désordre. Il essuya les clichés pour voir ce qu’ils représentaient. Derrière lui, Kasdan fouillait d’autres recoins, balayant l’espace avec sa torche.

Volo n’était pas sûr de ce qu’il voyait. Un enfant handicapé, caparaçonné dans des structures de fer. Ou à la torture, écartelé, coupé, broyé par une instrumentation inconnue. D’autres photos. Des mains d’enfant aux ongles arrachés. Des visages innocents, tailladés, déchirés, défigurés par un travail de pinces et de pointes.

Il feuilleta encore. Des listes, tapées à la machine, soigneusement tenues. Des dates. Des lieux. Des noms à consonance slave ou espagnole. Puis d’autres images. Un nourrisson, aux mains et aux pieds cloués sur une planche en bois. Une petite fille, au bras tranché net, épaule arasée, debout, nue, blanche, dans une pièce plus blanche encore.

Kasdan apparut derrière lui. Volo referma le tiroir.

— On se casse, murmura le Russe. On est chez un démon. Mais le démon est mort.

L’Arménien éclaira le visage de son partenaire. Ce qu’il vit lui fit dire, à voix basse :

— Pas de problème. On…

— Anita ?

Les deux hommes se figèrent. Une voix venait de retentir. Ecorchée, fissurée, étouffée par un bâillon. Les infos d’Arnaud, soudain d’actualité. Un vieillard agonisait dans ce sanctuaire.

— Anita ? Espèce de vieille pute ! Me fais pas attendre…

Des coups résonnèrent. Non pas sur le sol mais dans les tuyaux. Comme si un maton passait avec sa matraque le long des canalisations de chauffage. Volokine tenta de repérer d’où provenait le martèlement. Sa torche zigzaguait dans la pièce, attrapant de nouveaux détails. Une cheminée. Des armes suspendues à un râtelier. Une tête de sanglier naturalisée.

TOM-TOM-TOM…

Chocs de plomb ou de zinc. Ça résonnait dans la baraque comme dans une monstrueuse timbale, accordée sur du néant. Un vide où pouvaient s’engouffrer toutes les trouilles, toutes les frayeurs de gosse jamais exorcisées.

Les coups s’arrêtèrent. Volokine attrapa l’épaule de Kasdan et murmura :

— Au premier.

Kasdan prit la tête de l’équipe. Au-delà du salon, un couloir. Au bout du couloir, un escalier. Ils foulèrent les marches. Leurs pas étaient absorbés par la poussière.

TOM-TOM-TOM…

La voix s’échappait, entre les coups :

— Anita… salope… besoin… crever !

Premier étage. Volo marchait sur des sables mouvants. Au-delà des sons terrifiants, un élément lui retournait l’estomac. Une peur venue d’un passé indicible. Quelque chose qui l’habitait et qui ne l’avait jamais lâché. C’était la madeleine de Proust, mais dans une version de cauchemar.

TOM-TOM-TOM…

Soudain, il sut. La voix. Cette espèce de craquement de vieillard habité par une colère blanche lui rappelait son grand-père. Il n’avait aucun souvenir du salopard, à l’exception de cette voix, justement. L’ordure, lorsque la vodka l’avait allumé, partait dans des rages livides, haineuses, meurtrières… Volokine ne se souvenait que de ça. Ce rugissement, ce tremblement au fond de la gorge, qui présageait le pire. Mais il ne se rappelait jamais la suite. Ni les coups. Ni les humiliations. Ni les châtiments.