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— ANITA !

La seconde porte, sur la gauche. Volokine demanda :

— On frappe ou quoi ?

— On n’en est plus là.

Kasdan saisit la poignée quand l’homme hurla derrière la porte :

— SALOPE ! JE… JE… JE…

Ils entrèrent. Volokine s’attendait à tout, surtout au pire, mais ce qui s’offrit à lui était simplement familier. Une chambre dans un désordre total. Des vêtements sur le sol. Des assiettes contenant de la bouffe rancie. Des cafards courant dessus. Des murs noyés d’ombre, avec toujours le même papier peint boursouflé et humide. Le tout éclairé par deux petites lampes de chevet, mordorées, brillant comme des bougies.

Un lit énorme envahissait la pièce, englouti sous les couvertures, les draps froissés, les oreillers en bataille.

Le Vieux n’était pas là.

Et sa voix s’était tue.

Volo eut une idée mais Kasdan fut plus rapide. Il attrapa les couvertures et les écarta d’un seul geste. Un être minuscule se tenait recroquevillé au fond du lit, semblant renifler ses propres déjections. Cramponné aux draps, l’homme tremblait par secousses rapides. Volokine avait l’impression qu’ils venaient de soulever une pierre — pour découvrir une scolopendre pleine de pattes, au dos luisant.

Kasdan se pencha et le retourna. Une tête de mort, crâne nu, lèvres rentrées, striées de plis et de rides, comme une momie. Les yeux enfoncés très loin, au fond des orbites, inaccessibles. Une peau de poisson, irisée à force d’être fine et translucide. Le mort-vivant balbutia entre ses sanglots :

— Anita… Il m’en faut… Il m’en faut ou je vais crever… Kasdan se redressa :

— Qu’est-ce qu’il a ? Faut trouver ses médocs. Il va nous claquer dans les doigts !

Volokine ne répondit pas. Il s’était trompé. Ce n’était pas la voix qui lui était familière. Ni la chambre du vieillard. Mais une absence mystérieuse. Dans la voix. Dans le corps. Dans la pièce. Le manque. Le manque déchirant qui bouffait le cœur du Vieux. Voilà ce qu’il avait senti dans l’air, dans la maison, en cette nuit de Noël, absolument désespérée.

La Bruyère avait besoin de sa dose.

— Bougez pas, murmura-t-il.

Il ressortit de la chambre. Dévala l’escalier. Se perdit dans des pièces trop grandes, trop sombres, se cognant contre les meubles et les chambranles. Enfin, il trouva la cuisine. Frigo. La lumière jaillit des rayonnages. Des vieilles sardines. Des restes de pâtes à la tomate. Du beurre. Des fromages. Le tout en quantités minuscules. Comme pour nourrir une souris.

Volokine se baissa et fouilla le compartiment à légumes. Des boîtes en fer. Il ouvrit la première : les seringues. La seconde : le caoutchouc pour le garrot et des petites cuillères. La troisième : des sachets de papier cristal. Pas besoin de les ouvrir pour savoir ce qu’ils contenaient. Le traitement du général n’était pas remboursé par la Sécurité sociale.

Le Russe sortit le matos puis fit chauffer de l’eau dans une casserole, jusqu’à ébullition. Il plaça dedans une passoire puis posa à l’intérieur les deux premières boîtes en fer, improvisant un autoclave.

Il rentra ses mains dans ses manches. Saisit la passoire. Fit basculer son contenu dans le pli de son coude. Il ouvrit encore le réfrigérateur et trouva une moitié de citron racorni. De sa main libre, il attrapa dans la dernière boîte un sachet blanc. Ses doigts tremblaient. Une suée glacée, malgré la vapeur, l’inondait de la racine des cheveux aux ongles des orteils. Le contact de la dope. La proximité du fix…

Il fallait qu’il résiste.

Il le fallait.

Il monta à l’étage. Balança la paperasse qui traînait sur un bureau. Installa le matos. Il ôta son treillis. Releva ses manches. La sueur lui engluait le visage.

— Qu’est-ce que tu fous, bordel ?

— Je réveille le témoin. Notre mec est en manque, c’est tout.

— A son âge ?

— Le démon de minuit, Papy. Ça ne vous dit rien ?

La Bruyère, toujours en position de fœtus, était agité de convulsions. Le Russe ouvrit de ses mains gantées une des boîtes brûlantes. Il attrapa une cuillère puis saisit la feuille pliée. D’un doigt, avec précaution, il l’ouvrit. La poudre était là. Ses doigts tremblaient mais il faisait face. Il avait l’impression de flotter au-dessus de lui-même.

Il y avait là-dedans plus d’un gramme. Il ne savait pas si l’héroïne était coupée mais opta pour un traitement de choc. La dose complète. Il laissa le sachet ouvert puis fila dans la salle de bains. Il lui manquait du coton. Il n’en trouva pas mais dénicha, au fond d’une armoire à pharmacie bourrée de produits périmés, de la gaze. Il trouva aussi de l’alcool à 90°.

Il retourna dans la chambre. Le général, dans ses draps humides, claquait toujours des dents, murmurant des injures incompréhensibles. Volo attrapa la cuillère. Incurva son manche. Pressa le citron au-dessus comme s’il s’agissait d’une huître. Saupoudra le contenu du sachet dans le jus.

Il saisit un carré de gaze et le plaça dans un cendrier qui traînait là. Il ouvrit la bouteille d’alcool, appuya son pouce sur l’ouverture et en imbiba le pansement. Palpant ses poches, il trouva son briquet et alluma le brûlot. La flamme était douce, régulière, bleutée. Il plaça la cuillère au-dessus. La surface du liquide se mit à frémir. Volokine transpirait tellement que les gouttes de son front s’écrasaient sur le rebord du bureau.

Il attrapa un nouveau carré de gaze. Le plongea dans la mixture brûlante. Posa avec délicatesse la cuillère et saisit une seringue dans l’autre boîte en fer. Il en éjecta la moindre parcelle d’air en actionnant la pompe plusieurs fois puis planta l’aiguille dans la gaze imbibée, qui jouait le rôle de filtre. Il tira lentement le piston. Le poison montait, dangereux et désirable à la fois. Sa main était prise de secousses.

— Tu veux que je le fasse ? demanda Kasdan dans son dos.

— Pas question, ricana-t-il. Je ne veux pas corrompre la police. Son corps était au supplice. La moindre particule de sa chair était aspirée par la seringue. Comme Ulysse attaché à son mât face au chant des sirènes.

Quand le piston fut tiré au maximum, il souffla à Kasdan :

— Tenez-moi ça.

Volokine lui confia la shooteuse et s’approcha du squelette. Il plaça un genou sur le lit. Glissa ses mains sous les aisselles du vieil homme. Le releva lentement, sans effort. Le général ne pesait pas quarante kilos.

Le fou avait les yeux qui brûlaient :

— Tu n’es pas Anita.

— Je suis pas Anita, Papy, mais j’ai ce qu’il te faut.

— Vous avez préparé la piqûre ?

— Toute chaude. Fais-moi voir tes veines.

Volokine releva la manche gauche du pyjama. Le pli du coude révéla un entrelacs de croûtes et de veines noirâtres. Même topo à droite. Le Russe poussa les couvertures et ausculta les pieds du grabataire. Guère mieux. Ce n’étaient que couches de sang accumulées, veines infectées et hématomes, dévorant la peau jusqu’à la cheville. Anita, la douairière qui devait lui faire ses piqûres, était aussi bonne à ce jeu-là que lui au crochet.

Il ouvrit sa veste de pyjama. Nouvelle horreur. Le torse du vieillard était lacéré, tailladé en tous sens. Arnaud les avait prévenus : La Bruyère s’automutilait depuis des années. Impossible de piquer un lascar pareil.

Volokine vérifia les points d’injection les plus intimes. Sous la langue. Sous les couilles. Impossible. L’homme n’était qu’une infection. Partout, il flirtait avec la gangrène.