Il ne restait plus qu’une solution.
Un truc qu’il n’avait jamais essayé. Ni sur lui. Ni sur personne.
— La seringue.
La shooteuse tomba dans sa main. Spasmes. De nouveau, l’héroïne lui brûlait les doigts. En un flash, il se vit, lui, avec l’aiguille dans la chair. Il sentait déjà les fourmillements de bien-être au bout de ses membres.
— Tenez-le. Je vais le piquer.
— Où ?
— Dans l’œil.
— T’es dingue ?
— Le fix de la dernière chance. Un mythe chez les junks.
— Et si tu lui crèves l’œil ? Ou s’il en crève ?
— C’est ça ou on se casse.
Kasdan passa à gauche du lit et agrippa les épaules de l’épouvantail. Le général eut un éclair de lucidité. Ses yeux jaillirent à fleur d’orbites. Un voile jaunâtre, infecté, les recouvrait. Un liquide de fièvre et de terreur.
— Bouge plus, Papy. Dans cinq minutes, tu me béniras…
Le vieillard hurla. Volokine lui écrasa le visage de côté. Du pouce et de l’index, il lui écarquilla l’œil droit. L’iris et la pupille se blottirent près du nez puis partirent à l’opposé, comme cherchant à prendre la fuite. Volo approcha l’aiguille. Il voyait le réseau des capillaires, près de la racine du nez.
Il visa. Retint son souffle. Glissa l’aiguille dans la cornée. Aucune résistance. Volo appuya encore. Le général ne criait plus. Il était resté bloqué sur son propre hurlement, virant maintenant au craquement suraigu. Le Russe appuya sur le piston et ce fut comme si ses propres veines se vidaient. Loin, très loin à la périphérie de sa conscience, il nota des points positifs. Le blanc de l’œil ne s’emplissait pas de sang. La Bruyère ne paraissait pas souffrir. Et le globe oculaire ne lui avait pas sauté à la gueule.
Il compta jusqu’à dix puis retira l’aiguille très lentement. Il s’attendait à il ne savait quoi. Un geyser de sang. Des glaires débordant de la plaie. Rien ne se passa. Volokine se recula, sonné, la pompe en main, alors que le vieil homme paraissait se ratatiner dans ses oreillers, inondé de calme.
Kasdan, tenant toujours le gaillard, leva les yeux :
— Ça va ?
Volokine sourit. Ou crut sourire :
— Moins bien que lui mais ça va.
— Dans combien de temps cela va-t-il faire effet ?
— L’héro est déjà en train de lui réchauffer le cerveau. Dans quelques secondes, il sera à point.
50
Volokine disait vrai. Trente secondes plus tard, le général ouvrit les yeux. Ses pupilles étrécies brillaient d’un éclat rieur, apaisé. Ses lèvres dessinèrent un sourire :
— Je suis bien…
Il conclut sa phrase d’un petit gloussement, à usage strictement personnel. Puis il parut se réveiller à la réalité et prendre conscience des deux escogriffes qui se tenaient à son chevet.
— Qui êtes-vous ?
— Les pères Noël, dit Kasdan.
— Vous êtes des voleurs ?
La Bruyère recouvrait une certaine dignité. Le ton de la voix, le maintien de la nuque : tout était revu à la hausse. L’officier émergeait. L’épave reculait. Une violente toux vint briser cette poussée. Puis, à nouveau, il se reconstitua.
— Qui êtes-vous, nom de Dieu ? Volokine se pencha sur lui :
— C’est la police, Papa. On te pose quelques questions et on te laisse réveillonner avec tes petits papiers. Ça te va ?
— Des questions sur quoi ?
La voix, de plus en plus dure. Le gradé se souvenait maintenant qu’il avait donné des ordres toute sa vie.
— Hans-Werner Hartmann. Chili, 1973.
L’homme referma les pans de sa veste, cachant ses cicatrices en un geste réflexe. Il ressemblait à un portrait peint à l’huile, croûte, desséché.
— Il ne doit pas voir ça.
— Hartmann ?
— Il ne doit pas voir ça. La profanation du corps est contraire à sa conception de la souffrance.
Kasdan s’assit à l’extrémité du lit, à gauche. Volokine l’imita, à droite. Deux hommes au chevet d’un grand-père malade.
— On va tout reprendre à zéro, prévint Kasdan. 1973. Pinochet passe au pouvoir. Que se passe-t-il avec la France ?
— Pourquoi je parlerais ?
— Pour qu’on ne vous envoie pas les Stups demain matin.
— On ne peut rien contre moi. Volokine, de l’autre côté du lit, se pencha :
— On pourrait aussi balancer dans les chiottes ta petite réserve. J’ai trouvé ta planque, mon salaud.
L’homme se racla la gorge. Très noble. Très valeureux. Puis il roula soudain des yeux terrifiés.
— Vous les avez vus ?
— Qui ?
— Los ninos. Les enfants.
— Où ?
— Dans les murs. Ils sont dans les murs ! Les deux partenaires échangèrent un regard.
— 1973, reprit Kasdan. Racontez-nous le Chili et on se casse. Le vieillard s’enfonça dans ses oreillers. Son visage, ses épaules traversèrent plusieurs cycles rapides. Terreur. Bien-être. Dignité. Il s’éclaircit de nouveau la voix. Le général était de retour.
— On avait des accords. Des séminaires spécialisés. Un service rendu au Chili.
— On a déjà rencontré le général Condeau-Marie.
— Un lâche. Rien dans le froc. Il a pris la fuite !
— Nous savons que vous avez été envoyé là-bas dans le cadre du plan Condor. Nous savons que vous avez formé des officiers du Chili, de l’Argentine, du Brésil, et d’autres pays encore. Que pouvez-vous nous dire sur cette formation ?
La Bruyère gloussa :
— Il se passait de drôles de choses, à cette époque, en Amérique du Sud. On parle aujourd’hui de l’axe du mal. (Il ricana à nouveau.) Foutaises ! L’axe du mal, je l’ai connu. Il ne s’agissait pas de lutte politique. Il s’agissait, comme toujours, de solution finale. Éradiquer, purement et simplement, les éléments subversifs ! Où qu’ils soient. Non seulement eux, mais les membres de leur famille, de leur entourage. Tous ceux qui pouvaient être contaminés. Pour que le cancer rouge ne puisse plus se reproduire. Jamais !
— Vous, quel était votre rôle exact dans ces séminaires ? relança Kasdan.
— Je leur apprenais la discipline, le contrôle, l’efficacité. Je réfrénais leurs instincts barbares. La torture ne doit pas être une boucherie. Et surtout, ne jamais être une ivresse ! (Il ricana encore.) Le sang appelle le sang. Tout le monde sait ça. Je veux dire : les hommes. Les vrais. Ceux qui ont connu le front.
— Parlez-nous de vos collègues. Les autres formateurs.
— Eux aussi, il fallait les tenir ! Des apprentis sorciers. Un Américain du Nord ne jurait que par le napalm. Il découpait aux ciseaux les fragments de peau brûlée et les faisait bouffer au prisonnier. Un Paraguayen avait dressé son chien pour qu’il viole les prisonnières et…
— Parlez-nous de Hartmann.
La Bruyère joua des mâchoires, sans ouvrir les lèvres, comme s’il mâchait des aliments répugnants, mais qui possédaient aussi une certaine saveur. Puis il fixa tour à tour ses deux visiteurs. L’éclat des iris, sous les cils gris, se fit cruel et rusé.
— Avec lui, nous n’étions plus les maîtres, mais les élèves. Et même, dans une certaine mesure, des cobayes parmi d’autres.
— Des cobayes ?
— Au même titre que les sujets que nous traitions, oui. Pour Hartmann, les autres militaires étaient aussi l’occasion d’une expérience.