— Quelle expérience ?
— Une initiation. Un voyage dans la douleur. Kasdan conserva le silence. La suite allait venir.
— D’abord, nous devions effectuer nous-mêmes les exercices sur les détenus. Ce qu’il appelait les « travaux pratiques ».
— C’est vous qui torturiez ?
— Oui. Hartmann nous plaçait dans une cellule. Seuls avec le détenu. Nous devions le « travailler ». Selon telle ou telle technique. Il se passait alors un phénomène étrange. Une sorte de partage. La souffrance saturait la pièce, rebondissait contre les murs, nous rentrait dans la chair. Elle nous enivrait. Comme une drogue. Il nous fallait les cris, le sang, les pleurs… Plusieurs fois, on a dû stopper un exécutant à l’œuvre. Il était en train de tuer son prisonnier.
Kasdan comprit qu’eux aussi effectuaient un périple. Au fond de la folie humaine. Ils avaient pénétré dans un labyrinthe — celui de la douleur, de la cruauté — dont le Minotaure était Hartmann. Depuis le départ, ils marchaient dans ce dédale et ils n’avaient pas de fil d’Ariane.
— Ensuite, poursuivit La Bruyère, venait le deuxième stade. Selon Hartmann, un expert de la torture se devait d’essayer lui-même les sévices. Cette idée n’était pas nouvelle. Déjà, en Algérie, le général Massu, dans son bureau d’Hydra, avait expérimenté sur lui-même la gégène.
— Vous vous êtes prêté à ces expériences ?
— Sans hésiter. Nous étions des militaires. Pas question de se dégonfler.
— Vous vous êtes pris des décharges ?
— Faibles, au début. Hartmann savait ce qu’il faisait. Il voulait nous faire pénétrer dans le cercle des supplices. Dans son vertige.
— C’est ce qui s’est produit ?
— Pas pour tous. La plupart des officiers sont retournés à des travaux plus… orthodoxes. Mais quelques-uns ont été mordus.
— Comme vous ?
— Comme moi. La fée Endorphine m’a rendu fou. Volokine prit la parole. Il ne quittait pas des yeux La Bruyère mais s’adressait à Kasdan :
— Quand le corps éprouve une douleur, il sécrète une hormone particulière : l’endorphine. Un analgésique naturel qui anesthésie le corps. Ce réflexe physiologique limite la sensation négative. Mais cette hormone provoque aussi une sorte d’euphorie. C’est variable, bien sûr. Sinon, chaque séance de torture serait une partie de plaisir.
Le général leva un index crochu en direction de Volokine :
— Hartmann savait ce qu’il faisait ! En nous soumettant à ces douleurs progressives, il déclenchait le mécanisme. La libération régulière de l’endorphine nous rendait dépendants. On avait mal, mais sous la souffrance, se produisait un autre niveau de sensations. Une acuité. Une jouissance…
— C’est ce qu’on appelle être en « subspace », continua le Russe.
L’épouvantail hocha sa tête étroite, toujours enfoncée dans l’oreiller :
— Exactement.
Kasdan était dépassé. Le tourment qui procurait du plaisir. Un général défoncé qui se tailladait comme on se masturbe. Volokine, lui, paraissait en territoire d’intelligence. Mais à bout de nerfs.
Il se mit debout, tirant sur son nœud de cravate :
— Les sadomasos se gargarisent de ces explications à la con. Pour moi, vous n’êtes qu’une bande de pervers fêlés, et basta !
La Bruyère eut un rire bref. Derrière son attitude, il y avait l’épanouissement de la drogue. Plus rien ne pouvait fâcher le général.
— Vous devriez essayer, gloussa-t-il. Peut-être ressentiriez-vous ces courants contradictoires. Le chaud. Le froid. Intimement mêlés. Pour ma part, j’y ai rapidement pris goût. Je ne distinguais plus le bien du mal. Seule comptait l’intensité !
Volokine agrippa le rebord du lit et cracha :
— C’est comme ça que tu es devenu SM ?
— Je n’aime pas ce mot.
— Putain de défoncé. Je…
Le Russe bondit pour secouer le vieillard. Kasdan l’attrapa par la veste.
— Calme-toi ! (Il fixa La Bruyère.) Combien de temps ont duré ces… exercices ?
— Je ne sais plus. Pour ma part, j’ai sombré. Je suis devenu l’esclave de Hartmann mais il n’a pas tardé à me rejeter.
— Pourquoi ?
— A cause du plaisir. Le plaisir que j’éprouvais en souffrant. Ce n’était pas le sens de la recherche de l’Allemand. Pas du tout. Le plaisir est étranger à sa philosophie. C’est pour ça qu’il m’a toujours méprisé. J’aimais trop ça, vous comprenez ?
— Non. Je ne comprends rien. Que cherchait Hartmann au juste ?
— Personne ne le saura jamais. Je pense qu’il voulait contrôler les endorphines pour endurcir à la fois le corps et l’esprit. Maîtriser la douleur, dans un sens stoïcien. Sa quête était une épure. La souffrance devait devenir une force. Une source d’énergie. En vue d’une nouvelle naissance.
— Vous avez revu Hartmann, après vos séminaires ?
— Jamais. Je suis rentré en France en 1976 et je ne suis jamais retourné au Chili. De toute façon, je vous le répète : je ne l’intéressais pas. J’étais impur. Je tirais ma jouissance du mal. Je me scarifiais. L’Allemand ne pouvait supporter ça. Il ne voulait jamais voir une cicatrice.
— Pourquoi ?
— La souffrance est un secret. La souffrance est spirituelle.
— Aujourd’hui, vous pensez que Hartmann est mort ?
— J’en suis certain. Mais je n’en ai pas la preuve matérielle. Du reste, ce n’est pas si important.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est un esprit. Une école. Et les écoles ne meurent jamais.
On lui avait déjà dit cela une fois. Il changea de direction :
— A Santiago, il y avait un autre officier français. Le général Py.
— C’est exact.
— L’avez-vous revu ?
— Jamais.
— Savez-vous ce qu’il est devenu ?
— Une brillante carrière. L’armée a besoin d’hommes comme lui. Un reptile au sang froid.
— Savez-vous où nous pouvons le trouver ?
— Personne ne le sait. Il n’a pas cessé de louvoyer au sein de l’armée. Dans ses secrets, ses réseaux, ses opérations clandestines. Py a toujours été chargé des basses besognes. Élimination. Torture. Chantage. L’efficacité militaire, dans sa version la plus sombre. D’ailleurs, il a changé de nom plusieurs fois. Avant de s’appeler Py, il s’appelait Forgeras.
— Jean-Claude Forgeras ?
— Lui-même.
Kasdan écrasa cette information au fond de sa tête. Trop dangereuse. Pour lui. En cet instant.
— Connaissez-vous les noms qu’il a portés ensuite ?
— Non. Je ne l’ai jamais revu. Des rumeurs ont circulé, c’est tout.
L’Arménien changea encore une fois de braquet :
— En 1987, alors que vous étiez déjà à la retraite, on vous a chargé de veiller sur un transfert de « réfugiés » chiliens.
— Vous êtes bien renseignés.
— Pourquoi vous ?
— Parce que je les connaissais. Ces hommes appartenaient à nos séminaires. Des tortionnaires sans vergogne.
— Pourquoi les avoir accueillis en France ?
— Personne n’avait intérêt à ce qu’ils racontent notre implication durant ces années noires. D’ailleurs, le droit d’asile, on l’accorde à n’importe quel nègre. Alors, pourquoi pas à des militaires ? Après tout, ces hommes avaient dirigé un pays.
— Parmi eux, il y avait un homme nommé Wilhelm Goetz.
— Encore exact. Le chef d’orchestre personnel de Hartmann.