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Kasdan ouvrit la bouche pour signaler au môme qu’il arpentait Paris depuis 40 ans, mais il se tut. Autant lui lâcher la bride. Le gamin avait traversé une épreuve hors norme une heure auparavant. Le contact avec l’héroïne. La manipulation du fix. Et aussi quelque chose d’autre que l’Arménien ne parvenait pas à définir. Il s’en était sorti comme un bon petit soldat, mais certainement pas indemne.

— Milosz, tu le connais ?

— De loin. Il s’appelle en réalité Ernesto Grebinski. A la BPM, on a une fiche sur lui.

— Il aime la chair fraîche ?

— Non. Mais on a plusieurs fois chopé des mineurs dans sa boîte. Des « pain-sluts » qui n’avaient pas dix-huit balais. Bien à voir avec la pédophilie.

— « Pain-sluts » : tu peux m’expliquer ?

— Des créatures qui bandent exclusivement pour la douleur.

— Et ce surnom, Milosz : pourquoi ?

— Aucune idée. Ça fait plus slave. Plus brutal. Le mec est réglo, à sa façon. Il a son strict territoire. Partouzes. BDSM. Il fait du mal aux gens et les gens le payent pour ça. Point barre.

— Jamais de tendance dure ? De SM ?

— Il doit y avoir des soirées spéciales. Je ne sais pas.

— Il faudrait fermer toutes ces saloperies.

— Pour qu’il y ait délit, il faut qu’il y ait plainte. Nous parlons ici d’adultes majeurs, vaccinés et consentants.

Le métro aérien, boulevard de Rochechouart, était en vue. Kasdan tourna à droite et longea l’arche immense qui ressemblait à une fondation colossale soutenant la nuit. L’Arménien songea au Titan Atlas condamné à porter le ciel sur ses épaules. A 3 h du matin, le boulevard était absolument vide.

A la station de métro « Blanche », Volo ordonna :

— Tournez à gauche.

Rue Blanche. Rue de Calais.

— OK. C’est là. Garez-vous, qu’on n’ait pas l’air de mateurs. Kasdan s’exécuta. Le petit commençait à le chauffer avec ses ordres et ses explications. Ils sortirent en un seul mouvement. Un crachin glacé planait dans l’air. Les lampes à sodium distillaient un halo pigmenté. La nuit de Noël se corrodait, devenait spongieuse sous l’effet de l’averse acide.

Le Chat à neuf queues n’arborait aucune enseigne, ni plaque fixée au mur. Seulement une porte noire, frappée d’un loquet de cuivre et d’un judas.

— Laissez-moi faire, murmura Volokine.

Il attrapa le loquet et frappa à l’ancienne, comme au portail du château de Dracula. Aussitôt, la lucarne s’ouvrit. Une minuscule grille aux mailles serrées.

Une voix demanda :

— Vous avez la carte du Club ?

— Bien sûr.

Volokine plaqua son insigne sur le judas. La porte s’ouvrit. Un colosse se dressait sur le seuil. Il était plus grand que Kasdan, ce qui surprit l’Arménien : il n’avait pas l’habitude de regarder les autres en contre-plongée.

— Vous ne pouvez pas entrer, fit le cerbère, d’une voix curieusement aiguë. En pleine nuit, vous n’avez aucun droit. Je connais la loi.

Le Russe ouvrit la bouche mais Kasdan intervint :

— Il y a la loi. Et la sauce autour. Si nous n’entrons pas maintenant, je te promets de grosses emmerdes pour demain. Garanti sur facture.

Le géant, costume croisé impeccable, dansait d’un pied sur l’autre, tapant nerveusement son poing droit dans sa paume gauche. Sa gourmette scintillait à la lueur des réverbères.

— Je dois en référer au propriétaire.

— Réfère, mon gars. C’est justement lui qu’on vient voir. L’homme sortit son téléphone portable, sans lâcher ses visiteurs du regard :

— Veuillez décliner vos noms et vos grades, s’il vous plaît. Kasdan et Volokine éclatèrent de rire. C’était un rire nerveux, trop fort, vaine tentative pour repousser un peu le poids de cette nuit qui les oppressait. L’Arménien finit par dire :

— Dis-lui seulement : Hartmann.

— C’est qui ? L’un de vous ?

— Hartmann. Il comprendra.

L’homme se tourna et parla dans son cellulaire. Ses épaules étaient si larges qu’elles fermaient complètement l’embrasure de la porte. Kasdan ordonna à voix basse à Volokine qui s’agitait sur place :

— Calme-toi.

— Je suis calme.

Depuis la visite au vieux drogué, Volokine ressemblait à une charge de Semtex dotée d’une minuterie aléatoire. Un truc qui pouvait péter d’un instant à l’autre.

Le videur se retourna et s’effaça :

— Entrez, je vous prie. (Il verrouilla la porte derrière eux puis avança dans le sombre vestibule.) Suivez-moi.

Ils s’arrêtèrent devant une nouvelle porte en acier. Elle comportait un verrou de sûreté et un système de fermeture électronique. Le portier composa un code et manipula une poignée à levier chromée, qui rappelait celles des portes frigorifiques.

Derrière ce seuil, l’enfer commençait.

52

Tout était rouge. Rouges les murs et le plafond du couloir, où pendaient des douilles de chantier. Rouges les ampoules elles-mêmes, qui diffusaient une lumière mate, froide, avec quelque chose de retenu dans leur éclat. Rouges, les ombres. Les fragments de visages. Les éclats de menottes, de chaînes, de clous. Rouges enfin, les cellules qui s’ouvraient de part et d’autre du corridor, exhibant leurs parpaings et leurs corps moulés de cuir. Des petits enfers bien conditionnés, compressés par la chaleur, les odeurs de sueur et d’excréments.

Comme tous les flics parisiens, Kasdan avait eu l’occasion d’effectuer des descentes dans des bars échangistes ou dans des parties fines tendance SM. Parfois, il allait finir la nuit avec les collègues dans une boîte à partouzes, comme ça, juste pour déconner. A l’époque, cela semblait marrant. Ce soir, cela ne le faisait pas rire. Pas du tout.

La première chose qu’il vit vraiment fut une femme enchaînée, les mains dans le dos, à un réseau de plomberie. Elle avait un bâillon-boule dans la bouche. Kasdan s’arrêta. Ses cheveux et ses sourcils étaient décolorés, à la manière d’une albinos. Kasdan s’approcha pour obtenir confirmation d’un détail. Ses yeux étaient vairons. L’un clair, l’autre sombre. Kasdan songea à ce chanteur rock qui le fascinait : Marilyn Manson. Il baissa le regard. Une des jambes de la femme était emprisonnée dans un appareil orthopédique en métal comprimant ses chairs à les faire saigner. Il devinait que l’appareil ne cessait de se resserrer, augmentant peu à peu la souffrance.

Volokine le tira par la veste. Ils reprirent leur marche, croisant des distributeurs de Kleenex et de préservatifs. Une autre scène, dans une alcôve, capta son attention. Deux créatures moulées dans des combinaisons noires s’agitaient lentement comme des félins de latex, mélange indistinct de membres moirés. Les deux ombres portaient des masques de cuir. Impossible de définir leur sexe. En y regardant de plus près, l’une des silhouettes était suspendue au plafond, en position assise, bras et jambes écartés, alors que l’autre était penchée entre ses cuisses, en une attitude attentive.

Soudain, l’ombre inclinée recula et dressa son poing ensanglanté. Le geste fut si brutal que les deux partenaires reculèrent à l’unisson, comme si un diable avait jailli de celui qui se cambrait au bout de ses chaînes, gémissant si fort que Kasdan eut peur qu’il s’étouffe sous son masque de cuir. Mais l’Arménien se raisonna : ici on n’en était plus là.

— C’est salé ce soir, murmura Volokine.

Le portier en costume croisé continuait d’avancer tranquillement, comme s’il faisait visiter un château de la Loire. Couloir de ciment nu, tuyaux filant le long des murs, armatures de métal. Le propriétaire des lieux avait recréé l’aspect d’une cave mais on ne respirait ici ni l’odeur du moisi ni celle de la poussière. Dans ce boyau planait une forte odeur de musc, mêlée à des relents de déjections humaines. Kasdan ne put s’empêcher de penser : « Avec tous ces culs à l’air… » Il percevait aussi, très loin, des effluves d’eau de javel.

Leur guide tourna à droite, dans un nouveau couloir. La lumière rouge reculait au profit d’une pénombre doucereuse. D’autres niches — Kasdan ne regardait plus. Ce merdier était en train de briser son pouvoir de concentration — et il fallait être au meilleur de sa forme pour affronter Milosz.

Des cliquetis de chaînes retentirent et il pivota malgré lui. Un box s’ouvrait à gauche. Plus large, aussi grand qu’un garage de voiture. En fait de bagnole, un large matelas était posé par terre. Dessus, deux amants nus, chaussures aux pieds, se tordaient en position de 69, entravés par des chaînes — des ébats presque banals dans un tel lieu. Mais la scène laissait supposer quelque chose de pire dans l’obscurité. Kasdan scruta les ténèbres. Au fond, une femme était accroupie. Jupes relevées, elle urinait doucement, en observant le couple s’ébattre.

Il pouvait percevoir le bruissement de l’urine qui se répandait sur le sol et se mêlait aux cliquetis des chaînes. La femme assise sur ses talons était pâle comme un cachet. Les yeux hors de la tête, elle semblait au bord de l’évanouissement. Elle tressautait à petites secousses, au rythme des amants sur le matelas. L’Arménien crut qu’elle se masturbait mais il aperçut son ventre blanc et comprit. Main enfouie entre ses cuisses, elle se cisaillait avec une lame de rasoir, à gestes secs, comme si elle souffrait d’une démangeaison, s’acharnant sur sa vulve. Dans l’obscurité, la flaque de pisse se teintait de sang noir.

Kasdan se sentait totalement débordé. Et en même temps, une curieuse familiarité émanait de ces perversités. Depuis sa retraite, rien n’avait changé. L’homme était toujours pourri jusqu’à la moelle. L’Homo erectus, celui de tous les jours. En guise de confirmation, il croisait, dans ce couloir maculé de Kleenex usagés, des gens ordinaires, vêtus en civil, parasites, voyeurs ou simples curieux, munis de lampes électriques, qui semblaient très intéressés par tout ce qui se déroulait ici.

Volokine le poussa dans la salle suivante. Une piscine. Une pièce carrelée s’ouvrait sur un bassin rectangulaire, distillant des bouillons de vapeur, de nouveau éclairés en rouge. Parmi les lambeaux de brume, on apercevait des corps qui s’enlaçaient, se masturbaient, se suçaient dans une espèce d’entrelacs indescriptible.

Kasdan espérait que l’eau n’était rouge qu’à cause des néons suspendus au plafond. En fait de sang, il aurait plutôt misé sur du sperme, de la pisse et de la merde, tant les relents écœurants dominaient les odeurs d’eau de Javel. Tout se passait ici comme si la plomberie humaine s’était libérée de ses vannes. Crachant leurs déjections et leurs odeurs, les orifices humains les plus obscurs venaient rappeler que le plaisir jaillissait de là et de nulle part ailleurs.

Des maîtres nageurs, en slip de bain, cagoule, gilet de cuir et collier clouté, veillaient sur les baigneurs. Kasdan se concentra sur les visages qui flottaient. Les yeux. Les bouches. Il se demanda si ces gens s’étaient déjà vus auparavant. S’ils s’étaient parlé avant d’entrer dans le combat. Ces nœuds de chair s’enroulaient au nom du plaisir mais il ne pouvait s’empêcher de discerner, sous ces corps, une tragédie. Le goût de la mort.

La bande-son était un poème. Cris, plaintes, gémissements — auxquels se mêlaient des fulgurances néo-métal, des cadences disco. Le tout créait une sorte de rythme sourd, obsédant, qui rappelait le martèlement des galères romaines. L’analogie sonnait d’autant plus juste que les maîtres nageurs tenaient des fouets et en jouaient de temps à autre, pour encourager leurs « galériens ».

— Putain, murmura Kasdan, qu’est-ce qu’on fout là ?

Il avait demandé cela d’une voix d’asphyxié. Il se tourna vers Volokine. Le gamin semblait plus malade encore. Leur guide revint sur ses pas. Il affichait un large sourire, trop heureux de river leur clou à ces deux grandes gueules de flics.

— On est arrivés, dit-il de sa voix de perruche.