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Le portier en costume croisé continuait d’avancer tranquillement, comme s’il faisait visiter un château de la Loire. Couloir de ciment nu, tuyaux filant le long des murs, armatures de métal. Le propriétaire des lieux avait recréé l’aspect d’une cave mais on ne respirait ici ni l’odeur du moisi ni celle de la poussière. Dans ce boyau planait une forte odeur de musc, mêlée à des relents de déjections humaines. Kasdan ne put s’empêcher de penser : « Avec tous ces culs à l’air… » Il percevait aussi, très loin, des effluves d’eau de javel.

Leur guide tourna à droite, dans un nouveau couloir. La lumière rouge reculait au profit d’une pénombre doucereuse. D’autres niches — Kasdan ne regardait plus. Ce merdier était en train de briser son pouvoir de concentration — et il fallait être au meilleur de sa forme pour affronter Milosz.

Des cliquetis de chaînes retentirent et il pivota malgré lui. Un box s’ouvrait à gauche. Plus large, aussi grand qu’un garage de voiture. En fait de bagnole, un large matelas était posé par terre. Dessus, deux amants nus, chaussures aux pieds, se tordaient en position de 69, entravés par des chaînes — des ébats presque banals dans un tel lieu. Mais la scène laissait supposer quelque chose de pire dans l’obscurité. Kasdan scruta les ténèbres. Au fond, une femme était accroupie. Jupes relevées, elle urinait doucement, en observant le couple s’ébattre.

Il pouvait percevoir le bruissement de l’urine qui se répandait sur le sol et se mêlait aux cliquetis des chaînes. La femme assise sur ses talons était pâle comme un cachet. Les yeux hors de la tête, elle semblait au bord de l’évanouissement. Elle tressautait à petites secousses, au rythme des amants sur le matelas. L’Arménien crut qu’elle se masturbait mais il aperçut son ventre blanc et comprit. Main enfouie entre ses cuisses, elle se cisaillait avec une lame de rasoir, à gestes secs, comme si elle souffrait d’une démangeaison, s’acharnant sur sa vulve. Dans l’obscurité, la flaque de pisse se teintait de sang noir.

Kasdan se sentait totalement débordé. Et en même temps, une curieuse familiarité émanait de ces perversités. Depuis sa retraite, rien n’avait changé. L’homme était toujours pourri jusqu’à la moelle. L’Homo erectus, celui de tous les jours. En guise de confirmation, il croisait, dans ce couloir maculé de Kleenex usagés, des gens ordinaires, vêtus en civil, parasites, voyeurs ou simples curieux, munis de lampes électriques, qui semblaient très intéressés par tout ce qui se déroulait ici.

Volokine le poussa dans la salle suivante. Une piscine. Une pièce carrelée s’ouvrait sur un bassin rectangulaire, distillant des bouillons de vapeur, de nouveau éclairés en rouge. Parmi les lambeaux de brume, on apercevait des corps qui s’enlaçaient, se masturbaient, se suçaient dans une espèce d’entrelacs indescriptible.

Kasdan espérait que l’eau n’était rouge qu’à cause des néons suspendus au plafond. En fait de sang, il aurait plutôt misé sur du sperme, de la pisse et de la merde, tant les relents écœurants dominaient les odeurs d’eau de Javel. Tout se passait ici comme si la plomberie humaine s’était libérée de ses vannes. Crachant leurs déjections et leurs odeurs, les orifices humains les plus obscurs venaient rappeler que le plaisir jaillissait de là et de nulle part ailleurs.

Des maîtres nageurs, en slip de bain, cagoule, gilet de cuir et collier clouté, veillaient sur les baigneurs. Kasdan se concentra sur les visages qui flottaient. Les yeux. Les bouches. Il se demanda si ces gens s’étaient déjà vus auparavant. S’ils s’étaient parlé avant d’entrer dans le combat. Ces nœuds de chair s’enroulaient au nom du plaisir mais il ne pouvait s’empêcher de discerner, sous ces corps, une tragédie. Le goût de la mort.

La bande-son était un poème. Cris, plaintes, gémissements — auxquels se mêlaient des fulgurances néo-métal, des cadences disco. Le tout créait une sorte de rythme sourd, obsédant, qui rappelait le martèlement des galères romaines. L’analogie sonnait d’autant plus juste que les maîtres nageurs tenaient des fouets et en jouaient de temps à autre, pour encourager leurs « galériens ».

— Putain, murmura Kasdan, qu’est-ce qu’on fout là ?

Il avait demandé cela d’une voix d’asphyxié. Il se tourna vers Volokine. Le gamin semblait plus malade encore. Leur guide revint sur ses pas. Il affichait un large sourire, trop heureux de river leur clou à ces deux grandes gueules de flics.

— On est arrivés, dit-il de sa voix de perruche.

53

— Entrez, cousins. Je vois que Noël, ce soir, c’est même pour les grands.

Volokine pénétra dans le bureau de Milosz avec soulagement. Un violent malaise l’avait saisi durant la visite. Un trouble qui n’avait plus rien à voir avec la dope approchée mais avec une strate cachée de sa personnalité. Ces visions de tortures et d’actes sexuels contre nature remuaient chez lui des sables enfouis. Des profondeurs qu’il ne parvenait pas à identifier. Toujours ce trou noir… Il n’en ressentait que les symptômes. Des signes extérieurs qui s’éloignaient toujours de la source. La névrose est la drogue de l’homme qui ne se drogue pas…

Le Russe se passa la main sur le visage et se concentra. Il n’était jamais venu dans cette pièce. Des murs vierges, tendus de vinyle blanc. Un sol de linoléum rouge, sur lequel se déployait une bâche transparente, comme si on allait les buter tous les deux, puis les rouler à l’intérieur de la toile plastique.

Au fond, Milosz était assis sur un trône de bois sombre posé sur une estrade d’un mètre de haut. Massif, l’hôte était enveloppé dans une cape noire. Seule sortait de ce lourd drapé une tête absolument chauve, sans sourcils, sur laquelle on avait barbouillé les traits d’un bouledogue placide. Un Nosferatu croisé avec un sharpei. Au-dessus de son crâne livide, le dossier du trône, percé de figures ésotériques, parachevait l’image du maître SM. Milosz leva le bras. Sa main boudinée semblait légère :

— Ne faites pas attention au décor. Ma clientèle adore qu’on en rajoute…

Volokine approcha en souriant. Il retrouvait son sang-froid :

— Salut, Milosz. Sacrée soirée que tu nous offres là…

— Les soirées à thème : ça marche toujours.

Volokine se tourna vers Kasdan, qui semblait hébété, puis revint au maître des lieux :

— On se demandait avec mon collègue… Quel est le thème de ce soir ?

— « Les ennemis de Noël ». Ce qu’on ne dit jamais aux petits enfants.

Milosz éclata d’un rire sonore. Sa voix, ses mots, son rire, tout cela semblait sortir d’une grande caverne. Son accent espagnol renforçait encore ses modulations de basse.

— Je te présente Lionel Kasdan, commandant à la Crim. On est en pleine enquête et…

— Cousins, je sens que vous êtes la cerise sur mon gâteau…

— Quelle cerise ? Quel gâteau ?

Le monstre leva ses deux bras aux manches amples, à la manière d’un Gandalf diabolique :

— Si j’ai bien compris, vous êtes venus me parler de ma tendre enfance.

— Nous voulons t’interroger sur Hans-Werner Hartmann.

Il joignit ses mains en signe de prière puis les agita comme s’il allait lancer des dés :

— Toute une époque !

— Je suis content que tu le prennes comme ça. Tu nous évites de jouer aux flics menaçants.

— Personne ne menace Milosz. Si Milosz veut parler, il parle, c’est tout.

— Très bien, mon gros. Alors, nous t’écoutons.

— Tu es sûr que tu n’as rien oublié ?

Volo songea à du fric. Mais le mentor n’avait rien à voir avec un indic à la petite semaine.