— Si tu veux que je parle, reprit le gourou, il faut parler d’abord. Il faut tout dire à Milosz. Pourquoi cette enquête ? Le cadavre de Hans-Werner Hartmann doit croupir sous la terre depuis des siècles.
— Wilhelm Goetz, fit le Russe, ça te dit quelque chose ?
— Bien sûr. Le toutou de Hartmann. Le chef des voix célestes.
— Tu l’as connu… personnellement ?
— Ma puce, j’ai chanté sous sa baguette. Dans tous les sens du terme.
— Tu savais qu’il vivait à Paris ?
— Je l’ai toujours su, oui.
— Pourquoi ?
— Un habitué de mon club. (Il sourit.) Un juste retour des choses. A Paris, c’est lui qui chantait sous ma trique ! Complètement accro à la douleur.
— Goetz a été assassiné il y a quatre jours. Aucune réaction, puis, dans un souffle ironique :
— Que le diable ait son âme.
Volokine passa son index sous son col de chemise. Desserra sa cravate. La chaleur était intolérable. La masse de Milosz, lourde et noire, renforçait l’oppression du lieu.
— A ton avis, qui aurait pu faire le coup ?
— L’homme a eu une vie longue et tourmentée. C’est dans ce passé que se trouve le mobile.
— C’est ce que nous pensons.
— D’où vos questions sur Hartmann.
— On nous a dit que tu avais vécu à la Colonie Asunción. C’est vrai ?
— Qui vous a dit cela ?
— Le général La Bruyère.
— Un autre bon client. Je le croyais mort.
— Il l’est, pour ainsi dire.
Volokine cherchait ses mots pour formuler sa première question mais Milosz ouvrit ses lèvres de poisson charnu :
— Le mieux, c’est que je vous raconte l’histoire. Toute l’histoire.
Le Russe lança un regard autour de lui. Pas de siège, pas le moindre fauteuil. Les visiteurs du maître SM devaient arriver à quatre pattes, un collier de chien autour de cou. Volokine fourra les mains dans ses poches. Kasdan se tenait toujours immobile. Il paraissait abasourdi.
— Je suis arrivé à la Colonia en 1968. J’avais 10 ans. Je venais d’un petit village près de Temuco, au pied de la Cordillère. Hartmann offrait la nourriture et l’école à tous ceux qui voulaient bien aider aux champs, travailler dans les mines, participer à sa chorale. Il nous apprenait les coutumes germaniques, la musique, l’allemand…
— Comment était la vie dans la colonie ?
— Spéciale, cousin. Très spéciale. D’abord, le temps s’était arrêté aux années 30. Je parle des membres du noyau dur. Pas des étrangers comme nous. Les femmes portaient des tresses et des robes traditionnelles. Les hommes des culottes de peau. On se serait crus au Land.
— Quelle langue parlaient-ils ?
— Avec nous, l’espagnol. Entre eux, l’allemand. Wie Sie befehlen, mein Herr ! Mais attention : la Colonie n’était pas une secte nazie. Pas du tout. Il y avait, disons, un air de famille. Je me souviens : des drapeaux, des étendards flottaient partout. Avec un sigle curieux : une silhouette oblique, étirée, qui rappelait l’aigle nazi. C’était comme l’ombre d’un idéal qui pesait sur nous. A la fois christique et maléfique.
— Je suppose qu’il y avait des règles strictes.
— C’était pas l’école du rire, c’est sûr. On vivait en complète autonomie. On produisait tout, sauf le sel et le café. Les hommes et les femmes n’avaient droit entre eux à aucun contact. Hartmann, et Hartmann seul, décidait des mariages. Ensuite, les couples mariés ne pouvaient pas se voir dans la journée. Ni même parfois la nuit. Le taux de natalité était strictement contrôlé. Dans les champs, dans les mines, il était interdit de parler, de siffler ou de rire. Des gardes et des chiens nous encadraient. Si je devais citer toutes les contraintes, on serait encore ici demain…
— Donne-nous quand même d’autres règles. Seulement quelques-unes.
— Hartmann considérait la civilisation moderne comme une corruption. Nous n’avions pas le droit de toucher à certains matériaux, comme le plastique, l’inox, le nylon. Ni de manger certains aliments ou de boire certaines boissons, comme le Coca-Cola. Nous n’avions pas le droit non plus d’effectuer, certains gestes comme se serrer la main. Ces contacts étaient considérés comme des souillures. Hartmann visait une existence absolument pure.
— Les engins modernes étaient aussi interdits ?
— Non. Hartmann n’était pas si bête. L’usage de l’électricité, des tracteurs, tout cela était autorisé. L’Allemand avait une propriété agraire à faire tourner et il savait s’y prendre. En réalité, il y avait deux zones. La zone « blanche », sans électricité ni la moindre source de pollution, où grandissaient les enfants. La zone électrifiée, qui comprenait l’hôpital, le réfectoire et tous les espaces agricoles.
— Cette existence était assez proche de celle des Amish, non ?
— Au milieu des années 80, un journaliste de La Nación a osé écrire un papier sur la Comunidad. Il l’a intitulé « les Amish du Mal ». L’appellation a été reprise ensuite par le magazine allemand Stern. Pas mal vu. Sauf que Hartmann ne suivait la loi d’aucun fondateur particulier. Il pratiquait une espèce de syncrétisme, fondé sur une ligne chrétienne très dure où se mêlaient des notions d’anabaptisme, de méthodisme et même de bouddhisme. Je crois qu’il avait fait un voyage au Tibet…
— A partir de quand as-tu été accepté dans la secte à proprement parler ?
— Très rapidement. A cause de ma voix. J’avais un don pour le chant. Cela avait l’air d’une chance mais ce n’en était pas une. C’était même carrément dangereux.
— Dangereux ?
— Dans le monde de Hartmann, les fausses notes se payaient cher.
— Qui dirigeait la chorale ? Wilhelm Goetz ?
— A cette époque-là, c’était lui, ouais. Après, il y en a eu d’autres…
— C’était lui qui vous punissait ?
— Parfois. Mais Goetz était plutôt une bonne pâte. Il y avait des surveillants pour distribuer les tannées.
— Comment viviez-vous ? A part le travail aux champs et la chorale ?
— En communauté. Nous mangions ensemble. Travaillions ensemble. Dormions ensemble. Il n’était pas question de famille, au sens traditionnel du terme. Hartmann appliquait le précepte de Dieu à Abraham : « Sépare-toi de ton pays et de ta famille. » Notre seul foyer, c’était la Colonie. Et dans une certaine mesure, on y trouvait une certaine chaleur. Les choses se corsaient après.
— Après ?
— A la puberté. Quand nous perdions notre voix d’ange, alors on passait à l’Agogé.
Le mot évoqua en Volokine une vague réminiscence.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— Un mot grec, qui appartient à la tradition de Sparte. Sous l’Antiquité, les enfants de cette nation, à partir d’un certain âge, devaient quitter leur foyer pour être initiés aux pratiques de la guerre. C’est ce qui se passait dans la Colonie. Close-combat. Maniement des armes. Epreuves d’endurance. Et toujours, bien sûr, les châtiments…
— Vous aviez des armes à feu ?
— La Colonie possédait un arsenal. Elle était conçue comme une forteresse. Personne ne pouvait s’en approcher. Au fil des années, j’ai vu défiler toutes les innovations technologiques en matière de sécurité. Hartmann était paranoïaque. Il s’attendait toujours à une attaque. Sans compter l’Apocalypse, dont il nous menaçait, chaque soir, chaque matin. Une vie de fous.