Le Russe tentait d’imaginer le calvaire de ces enfants, perdus, châtiés, vivant dans un monde où le délire d’un seul homme faisait office de loi. Cette seule idée le rendait physiquement malade. Toujours le même truc. L’idée de souffrance chez les enfants touchait chez lui une membrane secrète. Un point sensible qu’il refusait de sonder.
— Parle-nous des châtiments.
— Cousin, ce n’est pas pour les cœurs fragiles.
— Ne t’en fais pas pour nous. Décris-moi ce que vous subissiez.
— Pas ce soir. Ne gâchons pas cette belle nuit de Noël.
— Nous avons traversé ta boîte. Pas mal, comme mise en bouche…
— Ma boîte est une clownerie. Je te parle maintenant de la souffrance, la vraie.
— Quelle est la différence ?
— La peur. Ici, tout le monde fait semblant. Chacun sait qu’en levant la main, la douleur s’arrêtera net. Le vrai tourment commence quand il n’y a pas de limite, excepté la volonté de ton bourreau. Là, oui, on peut parler de souffrance.
— C’est ce que tu as connu ?
— C’est ce que nous avons tous connu à la Colonie. Volokine n’insista pas. Il prit un chemin de traverse :
— Ces châtiments, à quelle occasion tombaient-ils ?
— On punissait la faute, mais pas seulement. Les sévices pouvaient s’exercer pour rien. Par surprise. En plein sommeil. N’importe quand. Des fois, quand on rentrait des champs, Hartmann jaillissait et choisissait quelques-uns des nôtres. Sans un mot, il nous emportait dans les sous-sols de la ferme principale. Nous savions ce qui nous attendait. Des trucs de son cru, impliquant des sondes, des injections, des produits chimiques. Hartmann se considérait comme un chercheur. Un scientifique. Bien sûr, la part spirituelle était toujours présente. Nous devions avouer nos fautes. Implorer le pardon et la grâce. A la fin du châtiment, nous devions même lui baiser la main. Dios en el cielo, yo en la tierra. Il était notre seul Maître ici-bas.
Kasdan, volontairement, mit les pieds dans le plat :
— Torturer des mômes, ce n’est pas très chrétien. Milosz éclata de rire :
— Cousins, vous n’avez rien compris à la philosophie de Hans-Werner Hartmann ! A ses yeux, il n’y avait rien de plus chrétien que cette souffrance. Vous n’avez jamais entendu parler de mortification, de macération ? Je crois qu’un petit cours de théologie ne vous ferait pas de mal. Écoutez-moi, mes oiseaux, parce que ce soir, je suis en verve…
« Pour atteindre la pureté, il y a la prière bien sûr. Mais surtout la souffrance. Le châtiment agit comme un agent purificateur. Il permet de dégraisser l’homme. C’est la clé de toute croissance spirituelle. Brûler le mal en nous. Consumer la part terrestre. La part charnelle. Jusqu’à devenir une âme pure et libre.
« Laissez-moi vous expliquer cette alchimie particulière. Un paradoxe, en quelque sorte. Parce qu’il faut s’absoudre de son corps mais en même temps, ce corps est un véhicule, un instrument de connaissance… A mesure qu’on souffre dans sa chair, le dialogue avec Dieu s’instaure. On devient martyr de soi-même. On devient un élu. Libéré de soi et du monde. Extra mundum factus…
Volokine lança un regard interloqué à Kasdan. Le Chat à neuf queues était le dernier endroit au monde où il se serait attendu à recevoir un cours de théologie. Milosz continuait :
— Ne faites pas cette tête, camarades. Je vous parle de sensations très concrètes. Vous n’avez jamais remarqué que, lorsque vous avez faim, votre conscience devient plus aiguë ? Vous accédez à un champ de conscience développé. Hartmann avait dû faire cette expérience dans le Berlin d’après-guerre. En pleine crise mystique, la faim augmentait ses visions, ses révélations… Il avait trouvé sa voie : la prière, le jeûne, les mortifications… Ces épreuves vous ouvrent l’âme, cousins. L’esprit s’affine, s’aiguise, jusqu’à voir Dieu. Les bouddhistes appellent ça l’éveil. Les soufis musulmans pratiquent ces exercices depuis des siècles.
« Mais chez les chrétiens, cette voie a un modèle précis. Celui du Christ. Le Messie est venu sur Terre dans la peau d’un homme. Il a souffert, physiquement, pour retrouver le chemin de Son Père. Sa souffrance a été le chemin. Il nous a montré la Voie.
« A Asunción, l’Imitation du Christ était devenue très concrète. Hartmann s’adressait avant tout aux enfants. Il cherchait donc des exemples frappants. Durant les séances de flagellation, il utilisait un bois particulier. Soi-disant le bois d’origine de la Couronne du Christ. Ainsi, les enfants, en souffrant, pouvaient s’identifier à Jésus. Comme un enfant ordinaire s’identifie à un héros télévisé lorsqu’il revêt un déguisement.
Volokine et Kasdan échangèrent un regard. S’ils avaient eu encore besoin d’un lien entre le passé et le présent, la Colonie et les meurtres actuels, c’était chose faite. Un putain de nœud bien serré autour de l’acacia du Jardin des Plantes…
Milosz ajouta, du velours dans la voix :
— Vous savez, toute cette souffrance n’était pas inutile. Nous assumions une mission… cosmique. Nous rachetions, par nos tourments, les péchés des hommes. Aux yeux de Hartmann, notre communauté était absolument nécessaire. Nous étions un foyer, une concentration de foi et de douleur, qui rééquilibrait, à son échelle, le monde des pécheurs…
Volokine reprit la parole. Il voulait revenir sur un terrain plus concret :
— Tout ça ne nous dit pas pourquoi, en 1973, la Colonie est devenue un centre de torture pour prisonniers politiques.
— Hartmann n’accordait pas le moindre crédit aux généraux de Santiago. Pas plus qu’il ne s’intéressait aux secousses politiques du pays. Non. Seul comptait le regard de Dieu posé sur nous. Seul comptait notre combat contre le démon !
— Je ne vois pas le rapport.
— Un des visages du diable était le communisme. Il fallait sauver les prisonniers égarés. Les faire parler, certes, mais aussi les purifier. En torturant, nous sauvions leur âme. Nous leur apprenions, pour ainsi dire, le dialogue avec Notre Père. Malheureusement, très peu survivaient. Il se passait aussi de drôles de choses à l’hôpital mais nous n’y avions pas accès. Les médecins y avaient repris ces bonnes vieilles expériences médicales des camps de concentration.
Milosz se déplaça sur son trône et produisit un cliquetis étrange. Volokine se demanda si l’obèse n’avait pas le cul vissé sur des tessons de verre.
— Combien de temps es-tu resté à la Colonie ?
— J’ai vécu son âge d’or, jusqu’en 1979.
— Tu as torturé des hommes à la Colonie ? Je veux dire : des prisonniers politiques ?
— Cela faisait partie de l’Agogé. J’avais 17 ans. J’avais connu le flux. Il était temps de découvrir le reflux. Oui, j’ai infligé les tourments qu’on m’avait imposés. Sans état d’âme. Un enfant n’a pas de repères. Il n’est que le résultat d’une éducation. Les tueurs de Pol Pot, au Cambodge, étaient des gamins. Au Liberia, les enfants jouaient au football avec les têtes qu’ils avaient tranchées eux-mêmes.
Milosz joignit ses mains en une posture de prière comique :
— Mon Dieu, pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font !
— Dans quelles conditions es-tu parti ?
— Je me suis sauvé. Ils ne m’ont pas poursuivi. Ils avaient d’autres chats à fouetter. La Colonie était devenue une véritable usine à torture. Et ils étaient certains que je crèverais en route. Ou que je serais arrêté par les militaires.
— Comment tu t’en es tiré ?
— Je suis descendu plein sud, jusqu’à Chiloe. J’ai embarqué avec des pêcheurs qui naviguaient sous pavillon australien. Une fois en Terre d’Adélaïde, j’ai rejoint l’Europe.