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Il allait sortir du hameau — une quinzaine de baraques tout au plus, chapelle comprise — quand des hommes surgirent des deux côtés de la route. Kasdan crut à une vision. Vêtus de parkas sombres, ils tenaient des fusils. Et pas n’importe lesquels. Des armes d’assaut dernier cri. Un grand gaillard sortit du lot, cheveux blancs et doudoune bleu électrique. Il s’approcha, lui faisant signe de ralentir.

Des années plus tôt, Kasdan avait accompagné un homme politique français en Israël, à titre d’agent de sécurité. Lorsqu’ils avaient pénétré dans les zones colonisées, ils avaient rencontré des milices armées. C’était la même atmosphère. Méfiance. Hostilité. Détente facile.

Il baissa sa vitre, se composant un beau sourire.

— Où vous allez comme ça ? demanda l’homme.

Kasdan faillit répondre : « Qu’est-ce que ça peut te foutre ? » mais il accentua son sourire et rétorqua, de sa voix la plus calme :

— C’est une route privée ?

L’homme sourit en silence. Il se pencha et inspecta l’intérieur de la voiture, tranquillement. Ses manières ne cadraient pas avec la violence de l’attaque. Il paraissait courtois, décontracté. La soixantaine, une belle gueule de cow-boy, tannée par le soleil. Deux yeux clairs perçaient la peau sèche. Deux points d’eau dans le désert. Comme ses propres yeux, à lui.

— Vous venez de Paris ?

— Vous avez vu ma plaque.

— Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Assister au concert d’Asunción. Leur chorale chante aujourd’hui.

Accoudé à la fenêtre, l’homme prenait son temps.

— Je suis au courant, fit-il d’une voix grave et douce.

— Vous arrêtez tous les automobilistes ?

— Seulement ceux que nous ne connaissons pas.

Il se redressa et baissa son arme. Un pistolet-mitrailleur MP-5, fabriqué par Heckler & Koch. Un engin redoutable, utilisé par les unités spéciales. Calibre 9 mm. Trois positions. Coup à coup. Rafale de trois coups. Rafale libre. Crosse rétractable. Support de visée télescopique. Où ces babas s’étaient-ils procuré de tels engins ? Et l’autorisation légale de s’en servir ?

— Ça fait un bout de chemin pour simplement écouter des mômes chanter, non ?

— C’est ma passion. Les maîtrises d’enfants. La chorale d’Asunción est réputée.

— Si je peux me permettre, vous n’avez pas franchement une tête de mélomane.

Kasdan eut soudain envie de lui braquer sa carte sous le nez. Mais il devait rester anonyme. Et son interlocuteur n’était pas du genre à se faire rouler par une carte de flic périmée depuis 4 ans.

— Je suis pourtant un spécialiste. (Il retrouva son sourire et demanda :) Vous n’allez pas au concert, vous ?

— La Colonie et nous, c’est une longue histoire.

— Vous travaillez pour eux ?

L’homme éclata de rire. Une onde de joie sereine, posée, lancée dans le vent. Les hommes derrière lui rirent en écho.

— Ce n’est pas ce que je dirais, non.

— Contre eux ?

— Les gens de la Colonie font ce qu’ils veulent à l’intérieur de leurs terres. Mais dehors, c’est une autre histoire. Dehors, c’est chez nous.

Le combattant s’accouda de nouveau à la fenêtre :

— Ici, à force de regarder les pierres, on acquiert une conviction. Même les roches les plus dures finissent par se fendre.

— Vous attendez la fissure d’Asunción ?

Sourire et silence lui répondirent. Les yeux clairs et rieurs, la voix posée, ne collaient décidément pas avec le MP-5. L’homme murmura :

— Tout a une fin, « monsieur de Paris ». Même une forteresse comme Asunción peut baisser la garde. Ce jour-là, nous serons prêts.

Kasdan eut envie d’interroger le gaillard aux cheveux blancs, mais cela aurait été se trahir. L’homme tendit sa main à travers la fenêtre.

— Pierre Rochas. Je suis le maire d’Arro. Kasdan serra la main rugueuse, sans se présenter.

— Je peux y aller maintenant ?

— Aucun problème. Vous continuez sur cette piste pendant cinq kilomètres. Ensuite, une autre route se présentera sur votre droite. Vous ne pouvez pas vous tromper : elle est bitumée. Encore trois kilomètres et ce sera Asunción.

Rochas se recula et fit un geste circulaire. Ses complices s’écartèrent. Leurs âges s’étageaient entre 18 ans et la quarantaine. Des gardiens entraînés, déterminés, qui tenaient fermement leurs armes semi-automatiques. Les dépassant, Kasdan se dit que ces autochtones constituaient un danger qu’il n’avait pas prévu. Si jamais Rochas et sa bande décidaient d’attaquer la Colonie, cela finirait en massacre.

Des images de feu et de sang traversèrent son esprit. Des dates, aussi. 1994. Le FBI attaque la secte de Waco, au Texas. Bilan : 86 morts. 1993. Se sentant menacés, les dirigeants de l’Ordre du Temple solaire « suicident » leurs membres. 64 morts. 1978. Toujours sous la menace, le pasteur Jim Jones conduit au suicide collectif les 914 adeptes de son « Temple du peuple », en Guyana. Il ne faisait pas bon d’attaquer les sectes.

Dans son rétroviseur, il vit Rochas et ses hommes lever leurs armes d’assaut en signe d’adieu.

60

Volokine se réveilla, avec la sensation d’avoir la tête prise dans un immense presse-papier de résine. Papillon ou scarabée immortalisé en transparence. Du talc dans la bouche. Du plomb dans les dents. Les idées comme du riz gluant.

Il consulta sa montre. Il ne la portait plus. A la place, un cathéter pénétrait son bras. Au-dessus, une poche translucide s’écoulait avec lenteur. Elle devait contenir un médicament associé à du glucose.

Son regard voyagea vers la fenêtre. Le jour déclinait. Il avait donc dormi plus de huit heures. Merde. Dans la pénombre, il réalisa où il était : une chambre d’hôpital à quatre lits. Aucun autre n’était occupé. Tout semblait jaunâtre, tirant sur le beige.

— Vous êtes réveillé ?

Volokine ne répondit pas : ses yeux ouverts faisaient foi.

— Comment vous vous sentez ?

— Lourd.

L’infirmière eut un large sourire. Sans allumer le plafonnier, elle s’approcha de la perfusion et vérifia le débit. Elle ne quittait pas son sourire. Il avait déjà compris. L’éclat singulier des yeux. L’expression appuyée. Il avait la cote. Même endormi, même boiteux, l’infirmière l’avait repéré.

Il était habitué à ce régime. Il plaisait aux filles, sans se forcer ni faire quoi que ce soit de spécial. Il vivait ce privilège avec indifférence. Parfois même avec tristesse. Il savait pourquoi il branchait les meufs. Il y avait sa petite gueule d’ange rebelle, bien sûr, mais pas seulement. Les femmes, avec leurs antennes paraboliques, sentaient qu’il n’était pas disponible. Il était ailleurs. Il appartenait, jusque dans la moindre fibre de son corps et de son esprit, à la dope. Quoi de plus désirable que ce qui vous échappe ? Et puis, qu’on le veuille ou non, un suicidaire, c’est toujours romantique.

— Personne n’est passé pour moi ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.

— Non.

— Je peux récupérer mon portable ?

— C’est interdit dans l’enceinte de l’hôpital mais pour vous, je vais faire une exception.

Elle ouvrit l’armoire. La seconde suivante, il avait son cellulaire dans la main. Il consulta sa messagerie. Aucune nouvelle de Kasdan. Où était le Vieux ? Il se sentit seul, abandonné, perdu. Les larmes montèrent. L’amitié était dangereuse. C’était comme le reste : on pouvait devenir accro.