— Pas trop mal. Je m’attendais à pire, dit Kovask regardant toujours la photographie.
Le rapport de la section nucléaire arriva, apportée par un midship. Les techniciens avaient fait un effort pour exposer les faits en termes clairs.
En bref le baldwinographe installé à bord du « Skywarrior » avait enregistré la présence de rayons gamma de trente à cent rœntgens. Une dose déjà inquiétante. L’appareil volait alors à cinq cents mètres d’altitude, le pilote prenant ses photographies.
Origine de ces rayons : explosion d’une masse d’uranium 235. Importance de cette explosion : un cinquième de kilotonne.
— Hé ! Déjà pas mal ! Dit Brandt. La première bombe d’Hiroshima faisait vingt kilotonnes. Il s’agit d’un petit engin cent fois moins important.
La section nucléaire précisait encore qu’au sol la radioactivité devait être dangereuse pour l’homme, dans un rayon de deux cents à cinq cents mètres à partir du point A. Le point A étant le plus gros cratère au bord duquel subsistait la carcasse d’un camion.
Kovask alluma une cigarette. Brandt tirait sur sa pipe d’un air béat, et il s’en voulut de ce qu’il allait dire. Le brave commander allait se retrouver plongé dans une situation explosive.
— Dites-moi, connaissez-vous la puissance des rockets du « Davy Crockett »?
Le commander parut tomber de haut.
— La puissance? Je crois qu’elle est tenue secrète.
— Une évaluation approximative …
— Je ne sais pas moi ; une tonne, peut-être?
— C’est ce que je pense aussi. Un beau petit engin tout de même?
— Oui. Mais où voulez-vous en venir?
— Imaginez qu’une centaine de rockets, pour une raison inconnue, aient explosé dans la Sierra Morena.
Brandt se projeta vivement en avant, les mains sur ses genoux, l’air féroce.
— Hey ! Doucement ! Nous n’avons livré aucun de ces bazookas à nos alliés. Encore moins à l’Espagne.
— Bien sûr, dit doucement Kovask, mais si quelqu’un nous en avait fauché?
Le commander se figea.
— Impossible, dit-il sèchement. C’est impossible.
— Les marines en disposent?
— Bien sûr. C’est une arme d’infanterie.
— Et il y a un corps de marines à Cadix?
— Il y a un camp d’entraînement et surtout de transit, en effet.
Brandt se leva et fit quelques pas autour du fauteuil de Kovask.
— Écoutez, mon vieux, j’ai beaucoup de sympathie pour vous, mais qu’insinuez-vous? Êtes-vous venu dans vos anciennes terres pour semer la m …? Z’avez été perverti par ces maudits terriens?
L’autre le regardait avec un sourire sans joie.
— Trouvez une autre solution, commander. En réfléchissant bien, vous verrez qu’il n’y en a pas.
Continuant de faire les cent pas dans son bureau, le capitaine de frégate ne répondit pas. Peu à peu cependant il perdait de son animosité. Kovask suivait sur son visage l’évolution de ses réflexions. Il finit par se planter devant lui.
— Et si vous aviez raison, que faudrait-il faire?
— Se rendre immédiatement à ce camp et faire une enquête. Je suppose que des types de chez nous ont organisé le vol et la revente d’armements. Certains d’entre eux doivent, à coup sûr, mener joyeuse vie. Je ne crois pas que l’enquête sera très longue.
— Je voudrais savoir ce que vous cherchez exactement?
— Le vol des « Davy Crockett » m’intéresse, évidemment. Je suis certain que nous allons faire des découvertes inattendues, mais il y a une bande de types, fortement dangereux, qui veulent se servir de ces engins-là.
— Et c’est la peau de ceux-là qu’il vous faut?
— C’est le but essentiel de ma mission. Cette nuit, je suis arrivé dans une impasse. J’espère que ça va redémarrer grâce à l’enquête que nous allons mener dans ce camp.
Brandt frottait son menton d’un air ennuyé.
— Vous savez que la sécurité intérieure chez les marines est organisée par eux. Vous allez trouver des quantités de peaux de banane sous vos pas.
— J’ai un ordre de mission du Département d’État.
— Est-ce grave à ce point?
— Plus que vous ne l’imaginez. Il s’agit de donner une virginité nouvelle à l’Espagne. Vous n’ignorez pas qu’il est question de son adhésion à l’O.T.A.N. Jusqu’à présent, la plupart des autres membres restent méfiants. Ce pays a hébergé, protégé beaucoup de criminels de guerre. Il doit se dédouaner, prouver que des revanchards allemands ne complotent pas sur son territoire. Adenauer le premier exige des garanties à ce sujet.
— Et … ils existent, ces comploteurs?
— Oui, ils sont même dangereux. Dans un avenir assez proche, ils peuvent déclencher une offensive contre le gouvernement de Bonn. Le chancelier est vieux. À sa mort, ça risque de craquer.
Il ralluma une cigarette.
— La Phalange favorise ces néonazis. Le gouvernement voudrait bien nier l’évidence. Si nous lui donnons un coup de main, il en sera secrètement satisfait.
— Par la compromission du Parti?
— Voilà…
Brandt hocha la tête.
— D’autres seront contents. Les véritables démocrates. Ceux qui croient qu’un régime républicain est possible en Espagne. Dans le fond, ça nous ferait de la bonne propagande, nous qui avons soutenu jusqu’à présent des gangsters comme Batista, Mendérès et compagnie.
Il se leva et alla décrocher sa casquette au porte manteau.
— Convaincu, mon vieux. Je vous accompagne au camp Wake. Il se trouve à une quinzaine de kilomètres d’ici, sur la route d’Algesiras.
À la porte, il hésita.
— Pas la peine de prévenir les gros bras, hein?
Kovask sourit.
— Vous doutez encore? L’autre leva les bras aux cieux.
— C’est tellement gros ! Ah, une dernière chose ; c’est le colonel Jackson qui commande le camp Wake. Un dur à cuire. Si jamais vous avez porté des accusations … hum … à la légère, il se chargera de vous le faire regretter.
— Vous oubliez une chose, commander.
Brandt attendait.
— Si mes accusations sont fondées, le colonel Jackson risque fort de perdre son commandement. Les chances sont ainsi égales.
CHAPITRE XI
Au poste de garde une déception les attendait. Le colonel Jackson venait de partir pour la ville. C’était le capitaine Harry qui le remplaçait.
Au premier coup d’œil, en voyant cet homme âgé de quarante-cinq ans environ, Kovask estima qu’il ne pourrait jamais arriver à un résultat avec lui. Il était du genre scrongneugneu et rempilé sentimental.
— Il faut que le colonel Jackson revienne immédiatement au camp. C’est une question vitale.
L’autre grogna.
— Vous rendez-vous compte? Il est dans sa villa du Parque Genovés.
Excédé, Kovask sortit son ordre de mission et le lui colla sous le nez.
— Vous pouvez demander confirmation si vous voulez. Téléphonez au colonel.
Le capitaine s’y résigna. Une voix vibrante sortit de l’appareil quand la communication fut établie.
— Inspection? … à cette heure? … me prennent pour qui? …
— Mais, mon colonel, il ne s’agit pas d’une inspection. C’est une affaire très spéciale. Ces messieurs ne veulent rien me dire. Oh ! …
Kovask venait de lui arracher le téléphone des mains.
— Colonel Jackson? Je vous demande de venir le plus rapidement possible. Dans le cas contraire, je me verrai dans l’obligation d’appeler immédiatement Washington, en signalant votre attitude.