— Je suis pressé, dit Kovask. Je ne peux vous consacrer plus d’une heure. Ensuite, je chercherai ailleurs.
Il insista doucement.
— Ailleurs, on a certainement dérobé des petites armes tactiques à principe atomique. On ne l’a pas fait partout par idéal. Je trouverai donc, mais vous et votre père n’aurez plus qu’à regretter votre obstination.
Kovask se leva. À ce moment-là, le médecin-lieutenant Langham entra :
— On demande le commander Brandt de l’Amirauté.
Le capitaine de frégate sortit comme un éclair. Kovask décida d’attendre son retour avant de changer de tactique envers Rohmer.
Il s’approcha du colonel et chuchota avec lui pendant quelques secondes.
— Nous finirons par l’avoir. Il doit avoir beaucoup d’affection pour son père. C’est notre seul argument, même s’il est moche.
— Promettez-lui l’indulgence du tribunal proposa le colonel.
— Je ne pense pas que ça marche avec un type comme lui.
Brandt revint. Il avait une feuille de papier à la main et la passa à Kovask. Ce dernier la lut avec attention, puis regarda Rohmer. Le sous-officier paraissait mal à l’aise. Il pressentait quelque chose de terrible.
— Vous n’avez plus votre mère, Rohmer?
— C’est exact, répondit-il d’une voix encore ferme.
— Mais il vous reste une sœur âgée de douze ans environ?
Rohmer lui lança un regard mauvais.
— Elle se nomme Betty et va encore à l’école. Que fera-t-elle si votre père est interné? L’orphelinat? Peut-être sera-t-elle prise en charge par une de ces bandes de gosses comme il y en a tant à New York. Dommage, hein?
Le sous-officier se rua sur lui comme un forcené, mais Brandt le stoppa d’une manchette en plein visage. Rohmer tituba, une main sur son œil gauche.
— Salauds ! Vous n’êtes que des salauds !
Le colonel s’insurgea.
— Je vous rappelle à plus de dignité, Rohmer. Vous êtes citoyen américain, vous aussi.
Ne l’oubliez pas. Qu’a fait pour vous cette belle doctrine dont vous vous réclamez? Elle a perdu une guerre. Elle a fait de vos compatriotes des vaincus. Nous, nous avons fait de vous un vainqueur, un homme qui compte dans l’univers. Le reste n’est qu’utopie un jeu pour enfant attardé.
Kovask faillit hausser les épaules. Il avait horreur du patriotisme affiché, de la cocarde portée bien haut.
— Vous pensez à Betty, Rohmer? Dans quelques minutes, je vais m’en aller. Peut-être vais-je quitter l’Espagne pour longtemps. Je suis le seul homme ici qui puisse quelque chose pour vous et pour votre père.
Il avait réellement l’intention de partir. Si Rohmer s’obstinait, il irait enquêter dans un autre camp, en Italie ou en Angleterre. Peut-être y avait-il eu des vols, là-bas aussi? Voire en Allemagne.
— Alors, Rohmer? C’est arrêté? La taule pour votre père, le pénitencier pour vous et la rue pour Betty? C’est ça? Répondez, au moins.
Le sous-officier releva la tête.
— Pour mon père, dit-il. Moi je m’en fous. Au contraire, je souhaite en crever, s’il le faut. Mais lui, il faut le laisser tranquille. Betty a besoin de lui. Je vais vous dire à qui je livrais les « D. C. » et les torpilles.
CHAPITRE XIV
Kovask aurait voulu envoyer Brandt aux cent mille diables. Après les révélations de Rohmer, le responsable local de L’O.N.I. S’était dégonflé. Serge avait immédiatement voulu passer à l’action, mais le commander s’était affolé.
— C’est de la folie ! Avait-il hurlé. Vous vous rendez compte que ces bandits-là ont certainement conservé un tube et des rockets? Ils doivent se tenir sur leurs gardes, et à la moindre alerte ils se serviront de l’engin. De quoi détruire tout le quartier.
Le colonel Jackson approuvait cette attitude, et Kovask avait eu envie de lui river son clou. Ça n’aurait servi à rien. Brandt s’était révélé intraitable.
C’est pourquoi, à trois heures du matin, un briefing extraordinaire réunissait les chefs des différents corps d’armée représentés à Cadix, sous la présidence du Rear-Admiral Donegan.
Fou de rage, mais gardant un calme olympien, Kovask comparait cette réunion à un panier de crabes. Un sentiment commun. Tous étaient épouvantés par les risques courus. Un général d’artillerie parlait même de l’évacuation forcée de la base si un incident aussi colossal se produisait.
Tout cela parce qu’un certain Andrés Gracian, habitant le quartier du port, était l’homme auquel Rohmer avait remis les « D. Ç ». Kovask, lui, pensait que l’homme n’avait pas conservé un seul rocket, n’avait certainement eu qu’une hâte, se débarrasser au plus vite de ces engins.
Tournant le dos à la demi-douzaine de gros-bras qui discutaient passionnément, il se rapprocha d’un grand plan de Cadix étalé sur le mur. Il repéra rapidement la rue de cet Andrés Gracian. L’homme vendait du poisson et des coquillages, ce qui expliquait l’odeur des billets dont avait parlé le sous-officier Spencer.
Brandt se planta à côté de lui, pipe ronflante :
— Je m’aperçois que je viens de faire une sacrée boulette ! Dit-il, la mine sombre.
— Tiens, vous réalisez? Fit Kovask, cinglant.
— M’accablez pas. Jusqu’ici, les affaires que j’ai traitées n’étaient pas aussi importantes. Perdu la tête, quoi !
Kovask eut une idée.
— Il y a une buvette dans le coin?
— L’étage au-dessous, mais c’est fermé.
— Je vais boire un coup au bistrot le plus proche. Je reviens dans un moment.
Brandt cligna de l’œil.
— Bien. Je tâcherai de les faire patienter.
Tandis qu’il roulait à bord de sa Mercedes les aveux de Rohmer lui revenaient. Gracian était un homme d’une quarantaine d’années, marié et père de deux enfants. Il appartenait à la Phalange.
Il immobilisa sa voiture sur une petite place, continua à pied. Dans sa poche il pouvait toucher la crosse de son automatique.
Le magasin d’Andrés Gracian était une toute petite boutique, dans une rue étroite. La maison, d’un seul étage, appartenait au poissonnier.
Deux volets en bois fermaient le magasin. C’était d’ailleurs beaucoup dire. Il s’agissait d’un étal. Andrés Gracian et sa marchandise occupaient l’intérieur et le client se présentait en restant dans la rue.
Le silence le plus complet régnait dans le quartier. Malgré leur goût pour les veillées tardives, tous les habitants étaient couchés. Une chaleur lourde ayant emmagasiné des relents déplaisants stagnait entre les maisons. Pendant quelques minutes il examina l’endroit, consulta sa montre. Trois heures trente.
Il allait traverser la rue quand une lumière jaillit au premier étage. Les fenêtres n’avaient pas de volets mais des barreaux de fer. Il vit une silhouette aller et venir dans la chambre.
C’est alors qu’il aperçut, à côté de la boutique, une charrette à bras chargée de caissettes vides. Avec un sourire il se reprocha de n’y avoir pas pensé plus avant. Un poissonnier, ça se lève tôt pour aller faire ses approvisionnements. En quelque sorte, le briefing lui avait rendu service.
En haut la lumière déteignit, mais quelques secondes plus tard une autres’éclaira au fond de la boutique. Kovask s’éloigna pour rejoindre l’ombre d’un recoin. Bien lui en prit, car Gracian vint ouvrir les volets de la boutique, jeta un regard à droite et à gauche avant de rentrer. Une minute plus tard un moulin à café était manœuvré par une poigne énergique, il s’approcha, jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il y avait une cuisine borgne dans le fond. Il entra silencieusement.