Gracian faisait bouillir de l’eau sur le gaz. Il se tourna brusquement. Bien que de taille moyenne il devait être costaud.
— Que voulez-vous?
Kovask baissa la tête et la casserole d’eau bouillante passa au-dessus de lui, le mouillant en partie. En même temps, Gracian lui fonçait dessus. Il frappa avec violence, jouant habilement de ses jambes. Kovask pensa qu’il avait affaire à un ancien boxeur.
Une nouvelle fois, le poing l’atteignit au-dessous de l’oreille. Il riposta, mais le poissonnier savait encaisser. Alors, Kovask changea de tactique et céda du terrain. L’autre y crut. Jusqu’à présent, on n’avait jamais douté de sa force et de sa réputation. Il perdit un peu de prudence et Kovask le manipula à sa guise.
Il hurla à cause du coup de pied à son genou, hurla encore à cause du genou qui venait exploser contre son menton alors qu’il se baissait instinctivement. Il s’effondra lamentablement sous le couperet d’une manchette calculée. Kovask tenait à son bonhomme. D’une seule main, il le releva et le frappa en pleine face. Le coup étourdissait, aveuglait, faisait perdre la réalité extérieure. Gracian gémit. Jamais il n’avait été sonné de la sorte. Un deuxième coup lui fit éclater le nez et il étouffa. Il pompa l’air comme un poisson hors de l’eau.
À ce point-là, Kovask l’étudia. À demi agenouillé, Gracian essayait de récupérer, mais l’entraînement n’y était plus. L’arête nasale brisée le gênait surtout.
— Je remets ça?
À travers ses yeux pleins de larmes il vit son adversaire et secoua instinctivement la tête.
— Très bien, dit l’autre. Je viens de la part de Rohmer. Tu sais de quoi il s’agit?
Andrés Gracian releva la tête.
— Ne fais pas celui qui ne comprend pas. Les bazookas ne sont plus ici? Tu les as remis à qui?
Une voix appela du premier étage.
— Andrés, con quien hablas?
Kovask sortit son automatique.
— C’est ta femme?
— Oui.
— Rassure-la.
Gracian répondit avec une certaine grossièreté, priant son épouse de s’occuper de ses affaires.
— Tes gosses sont là-haut?
Une lueur d’inquiétude passa dans le regard du poissonnier.
— Pourquoi?
— Sais-tu où se trouvent Rohmer et ses complices? À l’infirmerie du camp. Ils sont gravement atteints pour avoir manipulé ces rockets.
— C’est faux, il n’y avait aucun danger.
— Toutes les précautions n’avaient pas été prises. Où les avais-tu cachés?
— Là-haut.
Kovask le regarda gravement.
— Tu es en danger. Non seulement toi, mais ta femme et tes gosses.
L’autre s’arrêta d’étancher son nez qui coulait.
— Vous mentez. C’était comme de petits obus ordinaires. Les trois parties étaient séparées.
— Comment crois-tu que nous nous soyons rendu compte des vols? Rohmer et ses complices ont passé un examen médical, et c’est ainsi que nous avons découvert leur mal. Ils ont tout avoué. Cette fois l’ancien boxeur parut ébranlé.
— Je ne les ai gardés que deux jours ici.
— C’est suffisant. Qui est venu les chercher?
Méfiant, l’autre se tut.
— Je te promets de vous envoyer passer un examen à l’infirmerie du camp, toi, ta femme et tes gosses. Il n’y a que là-bas qu’ils peuvent vous guérir, si toi et les tiens êtes atteints.
— Je ne peux pas parler. Ce serait de la folie, me condamner plus sûrement encore.
— À ta guise ! N’empêche que je vais t’emmener avec moi. Ne crois pas t’en sortir ainsi.
L’autre se redressa. Mais Kovask, déjà, était sur lui et le frappait sèchement. Profitant de son désarroi, il prit un tranchoir pour les gros poissons. À moitié groggy, Gracian crut qu’il allait lui fendre le crâne et poussa un hurlement de terreur. L’Américain le frappa avec le large couteau, mais à plat, sur le sommet du crâne. Le poissonnier s’écroula. Il le chargea sur son épaule et démarra. La femme criait et ses pas faisaient trembler le plafond. Il balança son prisonnier sur le siège arrière et mit en route.
Quelques minutes plus tard, il s’immobilisait devant l’immeuble de l’Amirauté. Gracian n’avait pas repris connaissance. Dans l’escalier, il croisa Brandt qui partait à sa recherche.
— Non ! C’est lui?
— Qui voulez vous que ce soit? L’alcade de Cadix?
— Il est réticent?
— Plutôt ! N’empêche qu’il croit être atteint comme Spencer.
Leur entrée dans la salle du briefing fut assez sensationnelle. La stupeur passée le Rear-Admiral déclara que ce procédé était illégal. Il fallait soigner cet homme et le remettre en liberté. Kovask le prit de haut les menaça tous des foudres de Washington. Quelques minutes plus tard, lui, Brandt et le prisonnier se trouvaient seuls dans le bureau du commander.
L’Espagnol avait repris ses esprits. Il regarda autour de lui avec inquiétude, dut réaliser approximativement où il se trouvait.
— Voilà ! dit Kovask. Ou tu parles, ou je te remets entre les mains de la Segunda Bis.
C’était le 2e Bureau et le service de contre-espionnage directement rattaché au gouvernement. Le poissonnier tiqua visiblement.
— La Phalange est mal vue en ce moment, tu le sais très bien. Elle met des bâtons dans les roues, craint que l’entrée de l’Espagne dans L’O.T.A. N. N’oblige le gouvernement à lâcher du lest du côté des libertés sociales et civiques. Je suis certain que les hommes de la S.B. te feront parler. Choisis.
Gracian demanda à boire, et Brandt lui prépara un mélange de whisky et d’eau, il ravala avec avidité.
— Je vais parler, dit-il. C’est l’intendant de Julio Lagrano, un propriétaire de Séville, qui, chaque fois, est venu chercher le matériel.
Kovask jura. Le cercle était bouclé et il revenait au même point. Gracian le regarda avec inquiétude.
— Continue.
— Il venait avec une camionnette, me remettait d’autres objets en échange de ceux que je lui donnais. Ils avaient la même forme. Je pense que c’était pour éviter que les vols ne soient trop vite découverts.
— Le nom de cet intendant?
— Je l’ignore, mais ce n’est pas un Espagnol. Kovask dressa l’oreille.
— Comment ça?
— Il parle très bien l’espagnol, mais, d’apparence, ce n’en est pas un. Il doit être Allemand. Pour venir ici, il utilisait une camionnette Peugeot. Il était accompagnée de deux hommes, des Allemands aussi.
— Tu serais capable de le reconnaître?
Gracian hésita. Kovask se planta devant lui.
— Si je réussis, tu n’auras plus rien à craindre de la Phalange. Ce que je révélerai au gouvernement à son sujet suffira pour qu’elle soit tenue à l’écart, et peut-être même sérieusement surveillée.
Gracian secoua la tête.
— Il y a plusieurs années que ça dure cette lutte secrète. Seulement, la Phalange contrôle toujours les syndicats et une partie de l’armée.
— Ne faisons pas de politique. Vois-tu une autre issue à ta situation?
L’homme réfléchit à peine.
— Non, reconnut-il.
— Combien de fois as-tu vu cet intendant?
— Une dizaine.
Kovask se tourna vers Brandt.
— Est-il possible de faire établir un portrait robot?
— Certainement, je vais convoquer mes spécialistes.
Une demi-heure plus tard Gracian était entre les mains de trois hommes qui lui passaient des photographies de mentons, de nez, de bouches. Brandt et lui attendaient patiemment à côté.