La couleur de la fiche était blanche. L’homme n’était ni surveillé ni suspecté par la C.I.A.
« Domicile depuis cette date : Madrid, jusqu’en 1956, puis Séville en 1957. À la fin de cette année-là, acquiert, pour une somme dérisoire, un domaine dans le nord de cette ville, à une dizaine de kilomètres environ. Essaie d’y lancer un terrain de camping, sans grand succès, semble-t-il. »
Kovask haussa les épaules et Duke Martel s’esclaffa :
— D’où tiennent ils ces renseignements?
— Pas de moi, dit Martel. Je ne suis ici que depuis deux ans. Il faut croire que mon prédécesseur n’a pas poussé son enquête très loin.
Serge était tout de même satisfait. Il accepta de boire un whisky sans lâcher Martin Cramer du regard.
— Je crois que c’est une belle prise, dit-il. Allez-vous agir seul?
Martel paraissait inquiet.
— Je n’ai pas un effectif très important à vous proposer. Deux hommes seulement.
— Cadix m’a promis de l’aide.
Martel parut soulagé.
— J’ai l’impression qu’il vous faudra une équipe de premier choix et suffisamment nombreuse.
— Oui, dit Kovask. Je le crois aussi.
Duke Martel alla ensuite chercher une carte de la région et la punaisa au mur. Ils localisèrent grosso modo la propriété acquise par Martin Cramer.
— Cette petite rivière, un torrent plutôt, doit la border avant de se jeter dans le Guadalquivir. Ces hachures ne me disent rien qui vaille. Le torrent doit avoir creusé un véritable canon à cet endroit.
— Fort possible, dit Martel, et l’accès se limite à cette petite route départementale. Il vous faudra sérieusement étudier l’endroit avant de vous y risquer.
— C’est ce que je vais faire, dit Kovask.
Avant de quitter Cordon ©, il acheta une carte très détaillée de la région. Après Ecija, il s’arrêta pour l’étudier, se rendit compte qu’il pouvait s’approcher du lieu par de petites routes départementales.
À trois kilomètres environ, il cacha la Mercedes, continua à pied dans les petites collines. D’un bois de pins surélevé, il aperçut enfin la propriété. Ce qui le frappa tout de suite, ce fut la différence entre la vétusté des bâtiments d’habitation et les murs neufs et très hauts. Du parc, il ne restait que quelques arbres. Une vingtaine de grandes tentes, des marabouts, étaient soigneusement alignés autour d’une sorte de terre-plein. Au centre, un mât s’érigeait, mais le drapeau qui flottait légèrement ne représentait rien. C’était un carré jaune sans aucun motif. Un symbole, peut-être.
L’endroit paraissait parfaitement désert. Il aurait fallu des jumelles pour distinguer les détails. Une petite route passait devant la propriété, puis suivait le mur nord. Comme il l’avait pensé, côté sud se trouvait un ravin. Tout autour, la campagne était déserte. L’endroit merveilleusement choisi.
Kovask, assis contre un pin, pensait qu’il ne pouvait rien précipiter. Il fallait faire surveiller la propriété pendant au moins vingt-quatre heures avant de se lancer dans cette aventure. Il allait demander à Brandt d’envoyer deux hommes pour faire ce travail. Si les tentes étaient toutes occupées, c’étaient au moins deux cents jeunes gens qui se trouvaient à la disposition de Martin Cramer. Et certainement pas des gringalets. En plus il devait employer plusieurs gardes du corps. Enfin, il possédait des « D. C. » et était homme à les utiliser en cas de danger.
Sur le chemin du retour, il se creusa sans succès. Il était sûrement impossible d’attirer l’Allemand au-dehors pour lui tendre un piège. Alerté par la disparition de Lagrano et les derniers événements, il allait se terrer en attendant que le calme soit revenu. Un léger avantage pour Kovask, Cramer ignorait certainement qu’il était repéré.
Rentré à son hôtel il téléphona à Brandt, lui expliqua rapidement la situation. Le commander décida d’envoya immédiatement deux hommes avec l’équipement nécessaire, jumelles ordinaires et à infrarouges, dérivation pour lignes téléphoniques, caméra à téléobjectif.
— Je ne pense pas qu’il possède un émetteur de radio. Trop prudent pour se faire repérer ainsi. Je crois que vos deux hommes devront passer là-bas vingt-quatre heures pour obtenir le maximum d’informations.
Il donna ensuite la position du petit bois de pins d’où ils pourraient voir en toute tranquillité.
— Considérez-vous quand même en état d’alerte, dit-il à Brandt. La situation peut rapidement évoluer. Dites à vos deux hommes que j’irai les rejoindre dans le courant de la nuit. Je sifflerai « Stars and Stripes ». Les premières mesures.
Après ce coup de fil il prit une douche. Il s’essuyait lorsqu’on frappa. Il cria d’entrer. Par l’embrasure de la porte du cabinet de toilette il vit Isabel Rivera.
— Un instant !
Elle était assise quand il sortit, habillé.
— Bonjour. Je vous dérange?
— Nullement.
— Vous avez fait bon voyage à Cadix?
Il hésitait.
— Oui, excellent.
— Fructueux?
— Je l’espère pour l’avenir.
Elle accepta la cigarette qu’il lui offrait. Ils fumèrent en silence.
— Les journaux annoncent la disparition de Julio Lagrano et de son chauffeur. On a retrouvé la voiture dans la banlieue nord.
Depuis, il l’avait revue et mise au courant des événements vécus en compagnie de José Cambo.
— Vous n’êtes pas inquiet?
— Pourquoi? Qui ferait la liaison entre moi et ces événements?
Elle resta silencieuse, tirant doucement sur sa cigarette.
— Était-ce lui l’assassin de mon mari?
— Non, je vous l’ai déjà dit. Je ne crois pas. Le véritable responsable …
Il se tut, puis décida d’aller jusqu’au bout et sortit la fiche et la photo-robot de Martin Cramer.
— Le voilà.
La jeune femme regarda les photographies.
— Je ne comprends pas l’américain. Cet homme … Martin Cramer?
— Oui.
— Il me fait horreur. Même s’il n’est pour rien dans la mort de Pedro. C’est indéfinissable.
Brusquement, elle parut songeuse. Il l’observait sans relâche. Elle était très belle. Elle releva la tête et ils restèrent quelques secondes les yeux dans les yeux. Troublée, elle se leva.
— C’est très incorrect ce que je fais, dit-elle avec un rire un peu rauque. Il faut que je parte. Ce nom de Martin Cramer éveille un écho en moi. Il faut que j’aille consulter les papiers de mon mari.
Il parut étonné.
— Vous m’avez dit qu’ils étaient peu importants.
— Je suis allée à la banque aujourd’hui. J’ai trouvé quelques notes dans le coffre qu’il y louait.
Kovask fronça les sourcils.
— Pourriez-vous me les confier?
— Oui, mais je veux les consulter au sujet de ce nom.
— Puis-je vous accompagner? Elle sourit.
— Non. Pas maintenant, certains de ces papiers sont vraiment personnels. Me comprenez-vous?
Il l’accompagna jusqu’à la porte, la referma lentement. Il avait parfois l’impression d’être dupe quand elle était devant lui. Dupe de quoi, de qui? Il ne savait pas. Menait-elle un jeu à part? L’avait elle commencé du temps de son mari, à son insu? C’était, une fille étrange et c’était la seule chose qu’il pouvait dire d’elle.
Fumant une cigarette, il pensait à elle avec une sorte d’irritation. Il la désirait, mais il se méfiait, et ces deux sentiments se mêlaient sans donner la solution de ce mystère. Il regrettait de ne pas l’avoir suivie. Elle avait brusquement décidé de fuir. Parce que leurs regards s’étaient accrochés, ou bien à cause de Martin Cramer?