Pendant bien cent cinquante kilomètres, la forêt se poursuivit alors que le fleuve s’élargissait graduellement. Après cette unique rencontre avec les habitants des bois, le Bree se maintint au milieu du courant un certain temps, mais cela même ne le préserva pas complètement de tout ennui. Quelques jours seulement après l’épisode des javelots, une petite éclaircie sur la rive gauche se présenta. La vision de Barlennan étant limitée à quelques centimètres au-dessus de la surface, il ne pouvait voir aussi bien qu’il l’aurait aimé, mais il y avait certainement dans cette éclaircie des objets dignes d’examen. Après quelque hésitation, il ordonna que le bateau se rapproche de cette rive. Les objets en question ressemblaient un peu à des arbres, ils étaient pourtant plus courts et plus épais. Si Barlennan avait été plus grand, il aurait vu qu’ils comportaient de petites ouvertures juste au-dessus du niveau du sol, ce qui aurait pu lui donner des indications. Lackland, observant à l’aide d’une des télévisions, fit tout de suite le rapprochement entre ces choses et les huttes des naturels africains qu’il avait vues en photos, mais il ne dit rien encore. Pour le moment, il s’intéressait plus à un certain nombre de choses allongées en partie sur la rive et en partie dans le fleuve devant ce qu’il supposait déjà être un village. Ç’aurait pu être des troncs d’arbres ou des crocodiles, car à cette distance on ne les voyait pas très bien, mais il pensait plutôt qu’il s’agissait de canoës. Il serait intéressant de voir comment Barlennan réagirait devant un bateau si radicalement différent du sien.
Il s’écoula un certain temps toutefois avant que quiconque sur le Bree réalisât que les « troncs » étaient des canoës et les autres objets mystérieux des habitations. Un moment, même, Lackland craignit qu’ils ne se laissent entraîner par le courant sans chercher à savoir. Leur récente expérience avait rendu Barlennan très prudent, en vérité. Toutefois, Lackland n’était pas le seul à désirer que le bateau s’arrête, et comme dans sa course il atteignait le point le plus proche du village, une marée rouge et noire de corps s’écoula sur la rive, prouvant que la supposition du Terrien avait été juste. Les « troncs » furent mis à flot, chacun portant au moins une douzaine de créatures appartenant visiblement à une espèce identique à celle de l’équipage du Bree. Ils étaient certainement semblables par la forme, la taille et la couleur. Et comme ils approchaient du bateau, ils émirent des hurlements perçants analogues à ceux que Lackland avait entendus à l’occasion chez ses petits amis.
Les canoës semblaient être des pirogues, assez creuses pour que seule la tête de chaque membre d’équipage soit visible. À première vue, Lackland pensa qu’ils étaient distribués en arête, les pagaies étant maniées par les pinces de leurs membres antérieurs.
Ceux des lance-flammes du Bree qui se trouvaient sous le vent se tenaient prêts, bien que Barlennan doutât qu’ils fussent utiles dans ces conditions. Krendoranic, l’officier munitionnaire, s’attaquait avec rage à l’un de ses bacs de réserve, mais nul ne savait pourquoi : il n’existait pas de règlement dans son département pour une telle situation. En fait, la routine défensive du bateau était rendue caduque par l’absence de vent, phénomène qui n’arrivait pour ainsi dire jamais en haute mer.
Le peu de chances qu’ils auraient eu de faire un usage efficace de leur nuage de flammes s’évanouit lorsque la flotte de pirogues se dispersa pour entourer le Bree. Tous les trois mètres, de chaque côté, ils glissèrent sur leur erre et s’arrêtèrent, et pendant une minute ou deux ce fut le silence. Au grand ennui de Lackland, le soleil se coucha alors, et il ne put rien voir de ce qui se produisait. Il dut passer les huit minutes suivantes à essayer de donner un sens aux sons étranges qui lui parvenaient par la radio, ce qui ne lui fut pas d’un grand secours puisqu’aucun d’entre eux ne formait de mot dans un langage connu de lui. Rien ne signalait d’activité violente : apparemment, les deux équipages essayaient de causer l’un avec l’autre. Il lui sembla, toutefois, qu’ils ne pouvaient pas trouver de langage commun car à aucun moment il n’y eut quoi que ce soit qui se rapprochât d’une conversation soutenue.
Avec l’aube, toutefois, il découvrit que la nuit n’avait pas été totalement dépourvue d’événements. Normalement, le Bree aurait dû dériver sur une certaine distance durant l’obscurité. En réalité, il était toujours face au village. Mieux même, il n’était plus au milieu du fleuve, mais à quelques mètres seulement de la rive. Lackland allait demander à Barlennan ce qui lui prenait de courir un tel risque, et aussi comment il s’était arrangé pour manœuvrer le Bree, quand il s’aperçut que le capitaine était tout aussi surpris que lui de ce changement de situation.
Avec une expression légèrement embarrassée, Lackland se tourna vers l’un des hommes assis près de lui et remarqua :
— Barl s’est déjà attiré des ennuis. C’est un gars malin, je le sais, mais avec plus de quarante-cinq mille kilomètres à parcourir, cela ne me plaît guère de le voir arrêté dès la première centaine.
— N’allez-vous pas l’aider ? Il porte à son bord deux milliards de dollars, pour ne rien dire de la réputation d’un tas de gens.
— Que puis-je faire ? Lui donner des conseils ? … Il peut juger de la situation mieux que moi. Il la voit de plus près et c’est avec ses semblables qu’il est en relation.
— D’après ce que je vois, ils sont ses semblables à peu près comme les insulaires des mers du Sud étaient ceux du capitaine Cook. Je veux bien qu’ils soient de la même espèce, mais si ce sont, disons, des cannibales, votre ami va bientôt se retrouver dans la marmite.
— Je ne pourrais quand même pas l’aider. Comment convaincre un cannibale de lâcher un plat tout préparé quand on ne sait même pas sa langue et quand on ne se trouve pas devant lui en personne ? Quelle attention prêterait-il à un petit cube qui lui parlerait dans une langue étrangère ?
Les sourcils de l’autre se haussèrent.
— Bien que je ne lise pas assez les esprits pour prédire cela en détail, laissez-moi suggérer que, dans un tel cas, il pourrait tout bonnement être terrifié au point de faire à peu près n’importe quoi. En tant qu’ethnologue, je peux vous assurer qu’il existe des races primitives sur un tas de planètes, sans en exclure notre propre Terre, qui s’inclineraient bien bas, se lanceraient dans des danses rituelles et même offriraient des sacrifices à une boîte qui leur parlerait.
Lackland digéra cette remarque en silence un moment, acquiesça pensivement et se retourna vers les écrans.
Un certain nombre de marins avaient saisi des mâts de réserve et essayaient de ramener à la perche le bateau vers le centre du fleuve, mais sans succès. Dondragmer, après une brève investigation autour des radeaux extérieurs, signala qu’ils étaient dans une cage formée de piliers enfoncés dans le lit de la rivière. Seul l’amont leur restait ouvert. Cela pouvait être une coïncidence, mais la cage était juste assez grande pour contenir le Bree. Comme il terminait son rapport, les canoës s’éloignèrent des trois côtés de la cage pour se rassembler devant le quatrième, et les marins, qui avaient entendu l’officier et se préparaient à pousser vers l’amont, attendirent les instructions de Barlennan. Après avoir réfléchi un moment, il fit se rassembler l’équipage à l’autre bout du navire et rampa seul vers la poupe, face aux canoës. Il avait depuis longtemps compris comment son bateau avait été déplacé : à la tombée de la nuit, quelques rameurs avaient dû quitter sans bruit leur bord, nager sous le Bree et le pousser où ils voulaient. Il n’y avait rien de trop surprenant à cela. Lui-même pouvait vivre quelque temps sous la surface d’une rivière ou d’un océan, qui normalement contenait une bonne quantité d’hydrogène en suspension. Ce qui l’inquiétait était la raison pour laquelle ces gens voulaient le bateau.