Barlennan était un opportuniste, il l’avait prouvé des mois plus tôt en décidant sans hésiter de s’associer avec un visiteur de la Terre et d’apprendre sa langue. Ceci était quelque chose de nouveau qui valait certainement la peine d’être étudié : si l’on pouvait construire des bateaux capables de transporter tellement plus de poids pour leur taille, savoir comment était d’une importance énorme pour une nation maritime. La logique ordonnait donc d’acquérir un des canoës.
Comme le chef et ses trois compagnons entraient dans l’embarcation, Barlennan les suivit. Ils attendirent pour déborder en le voyant approcher, se demandant ce qu’il pouvait vouloir encore — Barlennan, lui, savait ce qu’il voulait, mais n’était pas assuré de pouvoir s’en tirer s’il suivait son idée. Ses compatriotes, toutefois, avaient un proverbe dont la substance était identique à celle du Terrien : « Qui ne risque rien n’a rien », et il n’était pas un pleutre.
Avec beaucoup de soin et de respect, il toucha la radio en se penchant par-dessus le centimètre qui séparait bateau et canoë, et il parla.
— Charles, il faut que je m’empare de ce petit bateau, même si pour cela je dois revenir le voler. Quand j’aurai fini de parler, répondez, s’il vous plaît … Ce que vous direz n’a pas d’importance. Je vais essayer de donner à ces gens l’idée que le bateau qui a transporté la radio est trop profondément altéré pour un usage ordinaire, et doit prendre la place de la radio sur le pont du Bree. D’accord ?
— J’ai été élevé dans la réprobation du racket — il faudra que je pense à vous traduire un jour ce mot — mais j’admire votre sang-froid. Partez avec si vous le pouvez, Barl, mais, s’il vous plaît, ne mettez pas trop le doigt que vous n’avez pas dans l’engrenage …
Il se tut et observa comment le Mesklinite transformait ces quelques phrases.
Comme auparavant, il n’usa pratiquement pas du langage parlé, mais ses actes étaient raisonnablement intelligibles pour les êtres humains, et clairs comme du cristal pour ses ravisseurs de naguère. D’abord il inspecta soigneusement le canoë et, avec comme un regret de devoir l’avouer, en admit le mérite. Il éloigna un autre canoë qui s’était trop rapproché et repoussa du geste à une distance respectueuse plusieurs membres de la tribu riveraine encore sur le pont du Bree. Il ramassa un des javelots que l’un des conseillers avait jeté pour prendre son nouvel office, et il fit nettement comprendre que sa longueur indiquait la distance à laquelle on devait se tenir du canoë.
Puis il mesura le canoë lui-même à l’aide du javelot, emporta l’arme jusqu’à l’endroit où avait été la radio et avec ostentation déblaya une surface assez grande pour contenir l’embarcation. Sur un ordre, plusieurs membres de son propre équipage redisposèrent pieusement les radios restantes pour laisser la place à leur nouvelle propriété. Il aurait pu être plus persuasif, mais le crépuscule lui en ôta les moyens. Les riverains du fleuve n’attendirent pas toute la nuit. Quand le soleil revint, le canoë transportant la radio était à des mètres de là, déjà tiré au sec.
Barlennan regardait avec anxiété. De nombreux autres canoës avaient aussi atterri, et quelques-uns seulement restaient à dériver près du Bree. Un plus grand nombre de natifs encore s’étaient avancés jusqu’au bord du fleuve pour observer. Mais, à l’intense satisfaction de Barlennan, aucun ne s’approchait du canoë chargé. Il avait sans doute réussi à les impressionner.
Le chef et ses aides déchargeaient avec soin leur trésor, la tribu restant toujours éloignée, de plusieurs fois, en fait, la longueur de javelot exigée par Barlennan. La radio fut transportée sur la berge, la foule s’ouvrant largement pour la laisser passer et disparaissant à sa suite. Et durant de longues minutes toute activité cessa. Le Bree aurait pu aisément alors s’extraire de sa cage, les équipages des quelques canoës demeurés sur le fleuve ne s’intéressant pas au navire, mais le capitaine n’abandonnait pas si facilement. Il attendait, les yeux sur le rivage. Après une longue attente, un certain nombre de longs corps noirs et rouges apparurent sur la rive. L’un d’eux s’avança vers les canoës et Barlennan, voyant que ce n’était pas le chef, émit un cri d’avertissement. Le natif s’arrêta et une brève discussion s’engagea, qui se termina par une suite d’appels modulés aussi perçants que ceux que Lackland avait entendu Barlennan lancer. Un moment plus tard le chef apparut et vint droit au canoë. Il fut mis à flot par deux des conseillers qui avaient aidé à transporter la radio et s’élança immédiatement vers le Bree. Un autre suivait à distance respectueuse.
Le chef le guida vers les radeaux extérieurs au point précis où la radio avait été chargée, et débarqua immédiatement. Barlennan avait donné ses ordres dès que le canoë avait quitté la rive, et le petit bateau fut hissé à bord et tiré vers l’espace qui lui était réservé, toujours avec les plus grandes marques de respect. Le chef n’attendit pas que cette opération fût terminée. Il embarqua sur l’autre canoë et revint au rivage, regardant derrière lui de temps en temps. Il grimpait sur la berge quand l’obscurité engloutit la scène.
— Vous gagnez, Barl. J’aimerais avoir quelques-unes de vos capacités. De la sorte, si j’étais encore en vie par miracle, je serais beaucoup plus riche que je ne le suis. Allez-vous attendre pour leur soutirer encore quelque chose demain ?
— Nous partons maintenant ! répondit le capitaine sans hésitation.
Lackland quitta son écran obscur et revint dans ses quartiers. Il n’avait pas dormi depuis longtemps. Soixante-cinq minutes — moins de quatre des jours de Mesklin — s’étaient écoulées depuis l’arrivée en vue du village.
11
L’ŒIL DE LÀ TEMPÊTE
Le Bree pénétra dans l’océan oriental si graduellement que nul ne put dire exactement quand survint le changement. Le vent avait forci jour après jour jusqu’à ce que le navire puisse utiliser normalement sa voilure de haute mer. Le fleuve s’élargit perche par perche et à la fin kilomètre par kilomètre, jusqu’au point où les rives ne furent plus visibles depuis le pont. C’était toujours de j’« eau douce » — c’est-à-dire que manquait encore la vie exubérante qui teintait de couleurs variées pratiquement toutes les surfaces océanes et donnait à ce monde, depuis l’espace, une apparence aussi étonnante — mais le goût se précisait, ainsi que les marins l’un après l’autre le vérifiaient à leur grande satisfaction.
Leur direction était toujours plein est, car une longue péninsule barrait la voie vers le sud, si l’on en croyait les Volants. Le temps était au beau, et s’il devait changer, ils en seraient avertis bien à l’avance par les étranges créatures qui les observaient avec tant de soin. Il leur restait beaucoup de vivres à bord, assez pour tenir jusqu’à ce qu’ils atteignent les riches régions des mers profondes. L’équipage était heureux.