Le capitaine aussi se montrait satisfait. Il avait appris, en partie par l’observation et l’expérience, en partie par les explications de Lackland, comment il se faisait qu’un bateau creux comme le canoë pût porter par rapport à sa taille tellement plus de poids qu’un radeau. Il était déjà plongé dans ses plans pour construire un grand vaisseau — aussi grand ou plus grand que le Bree — basé sur le même principe et capable de transporter les récoltes de dix voyages en un seul. Le pessimisme de Dondragmer ne réussit pas à briser ses rêves dorés. L’officier sentait qu’il devait y avoir quelque raison pour que de tels vaisseaux ne soient pas employés dans leur propre pays, bien qu’il ne pût pas dire quelles seraient ces raisons.
— C’est trop simple, s’entêtait-il à remarquer. Quelqu’un y aurait pensé depuis longtemps s’il n’y avait que cela.
Barlennan se contentait de désigner la poupe où le canoë, au bout d’un filin, suivait gaiement, chargé d’une bonne moitié de leurs vivres. L’officier ne pouvait secouer la tête à la manière d’un vieux cocher familial regardant ces nouvelles voitures sans chevaux, mais il l’aurait certainement fait s’il avait été doté d’un cou.
Il s’illumina quand ils mirent le cap droit au sud : une nouvelle pensée le frappait.
— Vous allez le voir couler aussitôt que nous commencerons à avoir un poids un peu décent ! s’exclama-t-il. Il est peut-être parfait pour les créatures du Rebord, mais là où les choses sont normales, on a besoin d’un bon radeau solide.
— Le Volant dit que non, répondit Barlennan. Vous savez aussi bien que moi que le Bree ne flotte pas plus haut ici au Rebord que chez nous. Le Volant dit que c’est parce que le méthane aussi pèse moins, ce qui me semble tout à fait raisonnable.
Dondragmer ne répondit pas. Il se contenta de jeter un coup d’œil, avec une expression équivalant à un sourire suffisant, au peson à ressort en bois dur qui constituait l’un des principaux instruments de navigation du bateau. Quand le poids commencerait à descendre, il en était sûr, quelque chose sur quoi ni son capitaine ni le Volant n’avaient compté se produirait. Il ne savait pas quoi, mais il était certain du fait.
Le canoë toutefois continuait à flotter bien que la pesanteur montât lentement. Bien entendu, il ne flottait pas aussi haut qu’il l’aurait fait sur Terre, car le méthane liquide a une densité plus de deux fois moindre que l’eau. Sa ligne de flottaison, chargé comme il l’était, courait approximativement à mi-chemin entre la quille et le plat-bord. De sorte que dix bons centimètres en étaient invisibles sous la surface. Les dix centimètres restants d’accastillage ne diminuèrent pas alors que passaient les jours. Et l’officier semblait presque désappointé. Peut-être qu’après tout Barlennan et le Volant avaient raison.
Le peson à ressort commençait à montrer un fléchissement à peine visible en dessous du zéro — il avait été construit, naturellement, pour être utilisé là où la pesanteur équivalait à des dizaines ou des centaines de fois celle de la Terre — quand la monotonie fut rompue. La pesanteur était alors d’environ sept fois celle de la terre. L’appel habituel de Toorey était un peu en retard, et le capitaine aussi bien que le premier officier commençaient à se demander si toutes les radios étaient en panne pour une raison ou une autre, quand il arriva enfin. Ce n’était pas Lackland qui appelait mais un météorologiste que les Mesklinites en étaient venus à très bien connaître.
— Barl, dit l’homme sans préambule, je ne sais pas exactement quel genre de tempête vous considérerez comme trop mauvaise pour l’affronter en pleine mer — je suppose que vos normes sont plutôt élevées — mais il semble en arriver une telle que je n’apprécierais certainement pas d’y naviguer sur un radeau de douze mètres. C’est un cyclone étroit, de la force d’un ouragan même pour Mesklin, à mon idée, et sur le trajet de mille cinq cents kilomètres où je l’ai suivi jusqu’à présent, il a été assez violent pour arracher des choses de la surface et laisser sur la mer une trace contrastée.
— C’est bien assez pour moi, répondit Barlennan. Comment puis-je l’éviter ?
— C’est la question : je ne sais pas bien. Il est encore loin de votre position, mais je ne suis pas absolument certain qu’il coupera votre route quand vous serez vous-même au point critique. Vous devrez franchir auparavant un ou deux cyclones ordinaires qui altéreront quelque peu votre course et peut-être même celle de la tempête. Je vous avertis maintenant parce qu’il y a un groupe d’assez grandes îles à environ huit cents kilomètres au sud-ouest, et je pense que vous voudrez peut-être vous diriger vers elles. La tempête les frappera certainement, mais il semble y avoir un certain nombre de bonnes criques où vous pourriez abriter le Bree jusqu’à ce que ce soit fini.
— Puis-je y arriver à temps ? S’il subsiste un doute sérieux à ce sujet, je préfère tout risquer en haute mer plutôt que d’être pris près d’une terre.
— À l’allure que vous avez tenue, vous devriez avoir tout le temps nécessaire pour y arriver et chercher un bon abri.
— Très bien. Quel est mon point ?
Les hommes suivaient de très près la course du Bree par l’intermédiaire des radiations provenant des appareils de télévision, bien qu’il fût tout à fait impossible de voir le bateau d’au-delà de l’atmosphère avec le meilleur télescope, et le météorologiste n’eut aucune peine à donner au capitaine la position qu’il demandait. Les voiles furent orientées et le Bree s’élança sur son nouveau cap.
Le temps était clair encore, bien que le vent soufflât fort. Le soleil parcourait le ciel jour après jour sans grand changement, mais petit à petit une haute brume apparut, commença à s’épaissir, et le disque d’or du soleil devint une tache de lumière laiteuse se mouvant rapidement. Les ombres s’estompèrent et disparurent enfin lorsque le ciel fut un seul dôme presque uniformément lumineux. Ce changement s’effectua avec lenteur, s’étalant sur plusieurs jours, et cependant les kilomètres glissaient sous les radeaux du Bree.
Ils étaient à moins de cent cinquante kilomètres des îles quand l’attention de l’équipage fut distraite de l’approche de la tempête par un nouveau sujet. La couleur de la mer avait changé de nouveau mais ceci n’inquiétait personne : ils avaient l’habitude de la voir aussi bien bleue que rouge. Nul, à cette distance, n’attendait de signe que la terre fût proche car les courants coupaient en général leur route et les oiseaux qui avaient averti Colomb n’existaient pas sur Mesklin. Un gros cumulus, peut-être, comme il s’en forme si fréquemment sur les îles, aurait pu être visible à cent cinquante kilomètres et plus, mais la brume qui couvrait le ciel l’eût rendu indistinct. Barlennan voyageait en aveugle, à l’estime, car les îles n’étaient plus visibles pour les Terriens là-haut.
Pourtant, c’est dans le ciel que l’étrange événement se produisit.
Venant de loin devant le Bree, se déplaçant avec des plongées et des glissades, mouvements qui étaient totalement étrangers aux Mesklinites et eussent été tout à fait familiers à des humains, apparut une minuscule tache noire. Nul ne l’aperçut d’abord, et quand ils la virent elle était trop proche et trop haute pour être dans le champ des appareils de télévision. Le premier marin qui la vit poussa le hululement habituel de surprise, ce qui fit sursauter les observateurs humains sur Toorey mais ne leur fut pas d’un grand secours. Tout ce qu’ils purent distinguer en ramenant leur attention sur les écrans fut l’équipage du Bree, dont chaque membre avait redressé la partie antérieure de son corps de chenille pour regarder le ciel.