Nombre d’acheteurs étaient évidemment eux-mêmes des marchands professionnels et avaient apporté d’amples provisions de biens à échanger. Certains de ces produits étaient comestibles, mais sur l’ordre de leur capitaine les marins n’y prêtèrent guère attention, ce qui fut admis par les négociants comme trop naturel : après tout, de tels biens seraient de peu de valeur pour un commerçant transocéanique, qui tirait ses propres vivres de l’océan et pouvait difficilement espérer préserver la plupart des comestibles assez longtemps pour les vendre à l’arrivée. Les « épices », qui ne s’altéraient en général pas trop, étaient les principales exceptions à cette règle, mais les négociants locaux n’en proposaient pas.
Quelques marchands, toutefois, avaient des objets intéressants. Ils offraient, ainsi, aussi bien la corde que le tissu auxquels Barlennan s’était intéressé, et ce n’était pas peu surprenant. Il marchanda en personne avec un commerçant qui avait une bonne provision de ce tissu. Le capitaine tâta sa texture incroyablement pure et solide un long moment avant d’être sûr que c’était bien là le matériau utilisé pour les ailes des planeurs. Reejaaren était tout près de lui, ce qui rendait nécessaire quelque précaution. Il apprit du marchand qu’il s’agissait, en dépit des apparences, d’une étoffe tissée, dont la fibre était d’origine végétale — l’avisé vendeur refusa d’être plus explicite — et dont la texture était traitée après tissage avec un liquide qui dissolvait en partie les filaments et comblait les trous avec ce qui résultait de la dissolution.
— L’étoffe est donc imperméable au vent ? Je crois que je pourrai vendre ceci facilement chez moi. Ce n’est sans doute pas assez solide pour un usage pratique comme de couvrir une maison, mais c’est très ornemental, surtout les spécimens colorés. J’admettrai même, bien que ce ne soit pas d’une bonne tactique commerciale, que voici le produit le plus aisé à négocier que j’aie vu jusqu’ici sur cette île.
— Pas assez solide ?
Ce fut Reejaaren et non le marchand qui exprima son indignation.
— Ce matériau, poursuivit-il, n’existe nulle part ailleurs, et représente la seule substance à la fois assez solide et légère pour former les ailes de nos planeurs. Si vous l’achetez, il nous faudra vous le donner en métrages trop petits pour un tel usage … Nul, si ce n’est un fou, ne ferait confiance à un tissu cousu pour une aile.
— Bien entendu, admit aisément Barlennan. Je suppose qu’un tel matériau peut servir pour des ailes, ici où la pesanteur est si faible. Mais je vous assure qu’il serait tout à fait inutile pour ce but dans les hautes latitudes. Une aile assez grande pour soulever quelqu’un serait aussitôt déchiquetée par un vent assez fort pour produire un courant ascendant.
C’était là une citation littérale de l’un de ses amis humains, qui avait suggéré la raison pour laquelle on n’avait jamais vu de planeurs dans les pays du sud lointain.
— Evidemment, la charge d’un planeur est petite à nos latitudes, admit à son tour Reejaaren. Il n’est donc pas utile de les faire plus solides que nécessaire. Cela ajouterait au poids.
Barlennan décida que son adversaire n’était pas vraiment brillant.
— Naturellement, répondit-il. Je pense que, avec les tempêtes que vous avez ici, vos navires de surface doivent être bien plus robustes. Vous arrive-t-il d’être projetés dans les terres comme cela a été le cas pour le mien ? Je n’avais jamais vu la mer se soulever de cette manière.
— Nous prenons évidemment des précautions lorsqu’une tempête survient. Le soulèvement de la mer n’arrive que dans ces latitudes de pesanteur légère, pour autant que j’aie pu l’observer. En fait, nos vaisseaux ressemblent beaucoup aux vôtres, bien que nous ayons un armement différent, ainsi que je l’ai vu. Le vôtre ne m’est pas familier, sans doute parce que nos philosophes de guerre l’ont trouvé inadéquat pour les tempêtes de ces latitudes. A-t-il beaucoup souffert de l’ouragan qui vous a amenés ici ?
— Plutôt ! mentit Barlennan. Et comment sont armés vos bateaux ?
Il ne s’attendait pas une seconde à ce que l’interprète réponde à sa question, si ce n’est par un retour à son arrogance précédente, mais pour une fois Reejaaren fut affable et coopératif. Il hulula un signal vers le haut d’une colline à quelques membres de son équipe qui étaient restés là-haut, et l’un d’eux descendit, obéissant, vers la scène du troc avec un objet particulier dans ses pinces.
Barlennan n’avait jamais vu d’arbalète, évidemment, ni aucune arme de jet. Il fut convenablement impressionné quand Reejaaren envoya trois traits à pointe de quartz se planter à la file de la moitié de leurs quinze centimètres dans le tronc dur d’une plante à quelque quarante mètres de là. Il perdit aussi la plupart de son étonnement en voyant l’amabilité de l’interprète : une telle arme ne serait que poids mort avant que le Bree ait parcouru un quart de sa route vers les latitudes de son pays. En guise de test, Barlennan offrit d’acquérir une des arbalètes. L’interprète le pressa de l’accepter comme cadeau, avec un paquet de traits. C’était bien assez pour le capitaine : en tant que commerçant, il avait toujours autant de plaisir à passer pour un idiot. C’est profitable, d’habitude.
Il s’assura une quantité incroyable de tissu pour ailes — Reejaaren oublia-t-il de vérifier qu’il était bien vendu en métrages courts ou ne le crut-il plus nécessaire ? — ainsi que de bonnes longueurs de cordage élastique et assez de produits finis de l’endroit pour combler les ponts du Bree, en ne laissant libres que les espaces nécessaires au travail et à une réserve raisonnable de vivres. Il était débarrassé de tout ce qui était vendable de ce qu’il avait amené à l’île, à l’exception peut-être des lance-flammes. Reejaaren ne les avait pas mentionnés parce qu’on lui avait dit qu’ils étaient endommagés, bien qu’il ait reconnu en eux une sorte d’armement. Barlennan pensa un instant lui en offrir un, sans ses munitions de chlore, mais il se rendit compte qu’il devrait lui en expliquer le mode d’opération et même faire une démonstration. Or il n’avait nulle intention d’aller jusque-là. Si ces gens n’étaient pas familiers avec ces armes, il ne tenait pas à ce qu’ils apprennent leur nature, et s’ils les connaissaient, il ne voulait pas être pris en flagrant délit de mensonge. Il était bien préférable de garder Reejaaren de bonne humeur.