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— On ne s’en lasse pas, admets-je…

Elles ont bien arrangé leur terrasse, ces dames de la broutaille ! Y a des rosiers grimpants, des géraniums en bac, et aussi des meubles de jardin qui vous donnent l’impression d’être en vacances. Les roses font tout ce qu’elles peuvent pour puer bon, mais l’odeur de Pantruche domine. Elle est tenace, la garce. Des vapeurs d’essence, des remugles de poubelles et de pissats de greffiers…

— Bon, je soupire après avoir reluqué le paysage et apprécié le clair de lune, en somme vous avez besoin de moi à quel sujet ?

Ma question, aussi abrupte que les falaises de Fécamp, fait blêmir mon aimable hôtesse. Malgré l’obscurité, je sens qu’elle blêmit car la blêmissure produit un léger bruit qui n’est pas sans rappeler celui d’une-enveloppe-décachetée-par-une-concierge-à-l’aide-d’un-rayon-habilement-glissé-dans-l’un-des-coins-supérieurs-roulé-en-direction-du-centre.

Elle reste immobile. Ses épaules se sont légèrement voûtées. Son mutisme ressemble à du Rouault : il est cerné d’un gros trait noir. Comme elle ne se décide pas, je passe en seconde :

— Car il est évident, chère Rebecca, que vous aviez ce qu’on appelle une idée de derrière la tête, en acceptant mon invitation d’abord, puis en m’amenant ici ensuite. Vous appartenez hélas, hélas, hélas, à cette catégorie de personnes qui préfèrent la compagnie et le contact des femmes à ceux des hommes et je suppose que le seul intérêt que vous pouvez trouver dans ma fréquentation est relatif à ma vie professionnelle. Ce dîner, ç’a été pour vous du temps perdu. J’ai eu l’impression, pendant que nous étions à table, que vous vouliez me dire quelque chose. Et puis ça n’est pas venu. Votre proposition de monter boire un verre, c’était une espèce « d’opération dernière chance ». On ne doit pas inviter chouchouille de julots dans ce harem. La preuve, ma présence sur votre paillasson a sidéré votre ogresse de charme. Mon petit doigt m’assure que si Nini m’a rappelé c’est grâce à votre intervention. Vous lui avez dit qui j’étais et ça l’a rebranchée sur la courtoisie. Tenez, ma poule : je suis rigoureusement certain que lorsque nous allons redescendre, vos greluses persifleuses seront tout miel et me feront patte de velours malgré leur répulsion. On parie ?

Elle ne moufte toujours pas.

— C’est si grave ? ajouté-je.

Elle a un début de soupir, rien de plus. M’est avis qu’elle n’est pas encore à point. Faut que je pousse les feux davantage.

— Voyons, gazouille San-Antonio en lui mettant fraternellement (puisqu’il n’y a pas moyen de faire mieux) la main sur l’épaule (puisqu’il n’y a pas moyen de la lui mettre ailleurs), voyons, petite tête, il faut vous décider ; ne m’avez-vous pas convié à grimper sur cette terrasse pour ça ? Tenez, autre chose encore… Ce matin, quand je vous ai rencontrée en train de tournicoter dans les couloirs de la Grande Taule, en réalité vous n’étiez pas perdue, non : vous hésitiez. Quelqu’un vous avait parlé de l’inspecteur-chef Martini et vous alliez le voir, non pas pour lui remettre un pli, mais pour lui raconter ce que vous n’osez pas me dire, Seulement vous ne lui avez pas cassé le morcif, à lui non plus. Je le connais, Martini : il a une gueule qui déclenche des crises d’urticaire chez les repris de justice les plus coriaces. On préférerait se confier à un mercenaire spécialisé dans le dépeçage des femmes enceintes plutôt qu’à ce gros vilain. Vous lui avez bredouillé une bourde quelconque (ça je le saurai demain) et vous êtes repartie. Le hasard m’a replacé sur votre route. J’ai joué les galantins, alors l’idée vous est venue de… de « m’essayer » comme confident. Mais ce que c’est dur à passer, votre truc, ma colombe ! Je suis cependant d’un abord facile, non ? Le genre de poulet de charme emballeur. Je connais un paquet de nanas qui commettraient des délits sauvages uniquement pour avoir le bonheur de me les susurrer dans le tuyau de l’oreille.

Rebecca se décide enfin à quitter son état semi-léthargique pour m’affronter. Son mignon visage triangulaire capte un rayon de lune que M’sieur Bon Dieu réservait initialement à l’éclairement des monuments de Paris.

— Vous êtes un policier très perspicace ! admet-elle.

— Et encore, tout ça n’est que broutille, ma chérie. Dans mes grands jours, vous me confiez le slip de votre cousine et je suis capable de vous dire sa date de naissance et son numéro de téléphone.

— Eh bien, puisque vous possédez de tels dons, monsieur le commissaire, cherchez ! fait-elle avec une brusque irritation. Vous occupez une position-clé. Quand vous aurez trouvé vous n’aurez qu’à m’appeler, je vais rejoindre mes amies.

Là-dessus elle reprend l’escadrin.

Je la laisse gerber. Question de standing. Ne jamais avoir l’air de s’accrocher, si peu que ce soit. D’ailleurs, il ne m’est pas désagréable d’étudier la situation à tête reposée.

Je me laisse tomber dans un fauteuil réalisé à partir de lames d’acier très flexibles.

Drôle d’aventure, non ? Le plus poilant, je peux bien vous le dire puisqu’on ne se cache rien, pas même l’heure qu’il est à nos montres respectives, c’est que cinq minutes avant de débouler sur la terrasse je ne pensais pas une broque de tout ce que je lui ai sorti. Faut croire que c’est stimulant, Paris-la-nuit. Pendant que je promenais mon petit travelinge circulaire au-dessus de la capitale, le déclic s’est fait dans ma tête altière. Parfois, un mari cocu depuis toujours a de ces réactions imprévisibles. Il saisit la bergère par le menton et lui dit, à brûle-pourpoint : « Tu me trompes. » Bien sûr, la dame répond que non et le mec la croit. N’empêche qu’il a eu son petit éclair. Rebecca serait montée au suif en m’écoutant, elle aurait réfuté mes dires, parole, j’insistais pas. Mais voilà, elle n’a rien objecté…

Il est de quel ordre, son vilain turbin, à cette friponne ? Elles ont débauché une petite fille de la maternelle, Nini et elle ? Ou bien écrasé un colleur d’affiches contre une colonne Morris ?

Elle est romantique, cette terrasse. Un bout d’évasion suspendu dans le ciel de Paris. Y a que l’odeur qui vous fait un peu dégoder le lyrisme. Plus on s’attarde, plus elle devient pernicieuse. Les roses ont beau se déballer la quintessence, ça fouette moche, faut convenir.

Pire que la poubelle et la pisse de chats conjuguées. Pire que le pétrole brûlé. Des bouffées ardentes vous agressent, par instants.

Pourquoi, avant de me mouler, Rebecca m’a-t-elle dit que j’occupais une position-clé pour trouver la raison de ses tourments ? Paroles sibyllines, non ? J’abandonne mon fauteuil pour vadrouiller sur la terrasse. On s’aperçoit vite que c’est en réalité une cage coincée dans la cascade de toits. On est pas « sur » la terrasse, mais « dedans » car elle est cernée d’un haut grillage. Décidément, cette ignoble odeur devient insoutenable.

« Un oiseau mort, songé-je. Sûr et certain qu’un pigeon s’est fait descendre en flammes par un matou de gouttière et qu’il achève de se décomposer derrière une cheminée. »

Mais je me dis ça, comme ça…

Je continue de fureter, de humer, de grimacer. Je tourne comme un ours en cage. Je suis un nounours, mes belles. Jetez-moi une carotte, je vous la rendrai ! Au carré ! Me faut pas dix minutes pour découvrir le pot aux roses (grimpantes).

Alors je fonce soulever le dôme de plexiglas.

— Rebeccaaaaa ! hélé-je gentiment.

Elle se tenait à portée de voix car elle apparaît presque immédiatement au pied du colimaceur.

— Oui ?

Elle a l’air anxieux et déjà malheureux d’une petite pensionnaire dont la dirlotte va sanctionner une bêtise.