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En buvant mon thé, tandis que ma belle-mère admirait les dessins de Georgia, je contemplais son long visage à la Virginia Woolf, ses mains immenses et racées, ses bras d'échassier distingué. Arabella dégageait une énergie paisible, une harmonie qui parvenait à me calmer. Elle était bien la seule personne de mon entourage qui avait ce pouvoir-là sur moi. Pourquoi n'était-elle pas venue plus tôt ? Pourquoi n'avais-je pas pensé à elle dans ces moments si noirs, si difficiles ?

Elle me tendit un petit paquet de cartes. Un mot de Harry, très affectueux. Une longue lettre d'Isabella, d'une gentillesse et d'une tendresse qui m'ont fait venir les larmes aux yeux. Et des missives d'autres membres de la famille, Auntie Lilias, la sœur d'Arabella, qui vivait à Bath, Uncle Humbo, le frère de Harry, de son Ecosse brumeuse, et quelques cousines et cousins d'Andrew : Sarah, Virginia, Lawrence. Tous nous souhaitaient beaucoup de courage et nous envoyaient leur « love ». Oui, les Anglais envoient leur amour. Cela m'avait toujours enchantée. « Send you lots and lots of love. Send you ail my love. Send Malcolm ail our love. » Et les petites croix-xxx- pour signifier des baisers.

Plus tard, au chevet de Malcolm, alors qu'Arabella se tenait à mes côtés, son bras passé autour de mes épaules, j'ai perçu de plein fouet sa puissance prodigieuse. Je m'y suis accrochée de toutes mes forces. Arabella me galvanisait, m'obligeait à fuir toute passivité, à redresser la tête, à carrer mes épaules.

À voix basse, elle m'a demandé où cela en était avec l'enquête. Je lui ai tout dit. Les fausses pistes. Les fausses espérances. Les lenteurs de la police. Les vacances judiciaires. Andrew et sa patience qui me rendait folle.

Arabella se tenait droite comme un I, son profil acéré se découpait contre les murs trop blancs, trop lisses. Elle ne disait rien, mais comme toujours, je savais qu'elle m'accompagnait de sa pensée.

Sa main pesait sur mon épaule, et pour la première fois, j'ai puisé dans sa force, pour me nourrir d'elle, pour grandir avec elle.

Il était chez lui. Odeur de cigarette qui passait sous la porte. Match de foot en fond sonore. Il était seul. De temps en temps, il répondait au téléphone. Conversations. Rires. Bruit de frigo qui s'ouvrait, d'une bière décapsulée. Bientôt les vacances. Il devait aller rejoindre « Sophie à Hossegor », dans quelques jours.

La nuit tombait sur la ville poussiéreuse, sale. J'étais loin de chez moi. Cela faisait longtemps que j'attendais. J'avais chaud. Ce n'était pas grave. J'étais prête. C'était maintenant. Il était en pleine conversation, il répétait qu'il partait retrouver « Sophie à Hossegor », et j'ai sonné. Longuement. Il s'est tu. Je l'ai imaginé en train de jeter un regard rapide à sa montre, de se demander qui cela pouvait bien être, à cette heure-ci. Il a marmonné quelque chose, j'ai entendu le bruit du combiné qu'il posait, puis il a ouvert la porte d'un coup, sans exiger de savoir qui était sur le palier. D'un coup, comme ça, comme s'il n'avait pas peur de qui pouvait l'attendre, devant chez lui, si tard.

Quand il m'a vue et m'a reconnue, son visage s'est figé. Il ne savait pas quoi me dire. Il devait penser que j'étais folle, pour avoir trouvé son adresse, pour débarquer comme ça chez lui, à cette heure tardive. Il portait un T-shirt noir, un jean usé. Il était pieds nus. Il faisait plus jeune que dans son commissariat, vêtu de son uniforme. Derrière lui, un grand studio, une bibliothèque, une télévision allumée. Nous sommes restés assez longtemps à nous regarder, sans parler. Puis il a esquissé un pas en arrière et m'a laissée entrer. Je suis passée devant lui, et je me suis assise sur un petit canapé, face à la télévision. Il se grattait l'oreille, perplexe. Il a refermé la porte, doucement, puis a baissé le son de la télévision, sans l'éteindre.

J'ai dit :

— On n'est pas certains que mon fils s'en sorte.

Il a hoché la tête, toujours avec la main derrière l'oreille, l'air un peu gauche. J'ai respiré un grand coup, j'ai continué.

— Vous allez me dire certainement que je n'ai pas le droit de venir ici, chez vous, comme ça. Que c'est totalement fou de ma paît, que vous pouvez me mettre dehors. Mais si je suis là, c'est pour vous parler. Vous dire les choses, vous comprenez ?

Il a hoché la tête à nouveau.

— Le temps passe, et on n'a pas encore trouvé le chauffard. Mon mari, lui, il arrive à vivre avec ça. Il vous fait confiance, je ne sais pas comment, il pense que ça mettra du temps, que c'est ainsi, et il est prêt à attendre. Moi, je ne le peux pas. C'est ce que je suis venue vous dire. Je ne peux plus attendre.

Silence. Il regardait ses pieds nus.

— Je sais que vous partez en vacances. Rejoindre « Sophie à Hossegor ».

Il m'a observée, méfiant, embarrassé.

— Vous écoutez aux portes ?

J'ai souri, malgré moi.

— Oui. Je sais que vous partez bientôt. C'est les vacances pour tout le monde. Les gens partent, enfin presque tout le monde part. Moi je ne pars pas. Moi je reste ici. Vous savez pourquoi.

Silence encore.

— Je suis venue vous demander quelque chose. Écoutez-moi, s'il vous plaît.

Il a éteint la télévision. Il a tourné son visage vers moi. Il semblait triste, mal à l'aise.

— Je ne peux pas faire grand-chose, madame.

— Si, vous le pouvez, Laurent. Avant de partir en vacances, retrouvez-moi ce nom. Même si c'est long, même si vous êtes en RTT, même si vous rêvez de partir, retrouvez-le. S'il vous plaît. Parce que vous savez très bien qu'avec cette histoire de vacances judiciaires, rien ne sera fait avant la rentrée. Vous le savez.

Il s'est levé, il a allumé une cigarette. Il est allé se poster devant la fenêtre ouverte. Il faisait noir maintenant. Un peu moins chaud. On entendait le bruit de la rue, des voitures, des passants. Les bruits de l'été à Paris, les rires, les portes qui claquent, les pas sur le trottoir. Pendant un long moment, il n'a rien dit. Il fumait en silence, se retournait de temps en temps pour déposer sa cendre dans une petite soucoupe. J'attendais. Je regardais autour de moi, et j'ai essayé un instant d'imaginer la vie de ce jeune homme. Sur la bibliothèque, une photo d'une jeune femme brune. Sûrement « Sophie ». Quelques livres, les ouvrages de Marc Levy, de Mary Higgins Clark, une série d'Agatha Christie.

Il a soupiré.

— Vous êtes tenace, comme bonne femme.

— Très.

— Et ce nom, si je le trouve, j'en fais quoi ? Je n'ai pas le droit de vous le donner, vous le savez parfaitement.

Il s'impatientait.

— Je trouverai un moyen de le savoir.

— Par votre avocate ?

Sourire ironique de sa part.

— Par exemple.

— Et après, vous allez faire quoi ? Faire justice vous-même ? Aller voir ces gens, mener votre enquête ? Comme dans les films ?

Je me suis approchée de lui, j'ai mis une main sur son bras.

— Non, vous n'avez pas compris. L'enquête, tout ça, c'est votre boulot. Le boulot de la police. Moi, je veux juste savoir. Savoir que cette personne a été retrouvée. Savoir que c'est elle. Savoir, vous comprenez ?

En disant ces mots, j'étais consciente de ne pas lui dire la vérité. Savoir. Juste savoir. Ce n'était pas assez pour moi. Savoir, ce n'était que le début. Je voulais tout savoir. Savoir pourquoi cette personne ne s'était pas arrêtée ce mercredi-là. Savoir comment et pourquoi cette personne continuait à vivre avec ce poids sur la conscience. Savoir que cette personne ne serait, plus à l'abri.

Parce que j'allais venir la chercher. Parce que sa vie ne serait plus pareille, tout comme la mienne et celle de Malcolm n'étaient plus pareilles.