Tyrone Meehan avait pleuré. Il est ressorti, casquette sur la tête et mains dans les poches. Il avait les yeux rouges, la bouche ouverte et un trait de morve mal essuyé. Il a passé sa manche de veste sur ses lèvres puis est venu vers moi.
— Écoute bien ce que je vais te dire, petit Français, a murmuré mon traître.
Il s’est redressé. Il n’avait retrouvé ni son regard ni son sourire. C’était lui sans le sang. Il était pâle et gris. Sa bouche était sèche. Ses lèvres collées aux coins.
— Écoute, et ne dis rien.
Il était là, devant la porte de l’hôpital, au milieu de l’enclos grillagé. Il était là, tellement inquiet. Il a posé ses mains sur mes épaules et m’a regardé.
— Je t’aime, fils.
— Moi aussi, j’ai souri.
Tyrone Meehan a fermé les yeux. Il a secoué la tête.
— Ne dis rien. S’il te plaît, écoute.
Il m’a regardé à nouveau. Il avait le front grave et les mains lourdes.
— Je t’aime, a encore dit mon traître.
*
Sheila semblait fatiguée. Elle a allumé la radio. C’était une émission en gaélique. J’avais le front appuyé contre la vitre. Elle était glacée. Longtemps, nous avons longé un lac noir. J’ai revu notre lac à nous, avec notre tente et Tyrone qui me disait de ne pas avoir peur. Je me suis demandé s’il allait parfois en Angleterre. Ou en Ecosse. S’il y avait là-bas un autre lac, et un autre luthier qu’il serrait en souriant. Je me suis demandé pourquoi personne n’avait rien remarqué de sa traîtrise. Ni sa femme, ni son fils, ni ses camarades de combat, ni moi. Comment faisait-il ? Comment a-t-il fait ? Comment fait-il aujourd’hui ? Et s’il avait tout construit en double ailleurs ? Une vie en plus, pour lui tout seul. Je l’imaginais entrant dans une autre maison, en Ecosse, donc. Une grande maison, un chien fou dans les jambes, rangeant sa casquette molle et sa veste de tweed dans une armoire secrète en attendant de reprendre le bateau pour l’Irlande et de redevenir lui. Je l’imaginais se changer en sifflotant, se regarder dans une grande glace, passer un pantalon de laine verte à pinces et à revers, ajuster une chemise de lin blanc et boutonner un gilet de mohair gris. Je l’imaginais descendre un grand escalier pour rejoindre Molly, sa femme et Charles, son grand fils un peu sot. Je l’imaginais chassant, coiffé d’une casquette de tartan bleu-vert filetée de rouge et vêtu d’un Barbour usé d’à force. Je l’imaginais parler de nous, de moi, ou de ne rien en dire, oublier tout cela en contemplant la noirceur d’un loch. Je l’imaginais à Paris, sortant de ma chambre. Et après ? Il allait où, après ? Il voyait qui ? Je l’imaginais au restaurant avec deux Anglais, un homme et une belle femme qu’il faisait rire. Il tournait le dos à la rue pour ne pas être vu. Je l’imaginais boire du vin et manger du poisson. Pourquoi du poisson ? Parce qu’il n’aimait pas ça. Il n’en mangeait jamais. Alors forcément, avec eux, il devait commander une daurade en se félicitant qu’elle soit rose à l’arête. Il devait fumer autre chose que ses Gallagher. Je l’imaginais allumer une Dunhill en prenant des airs. Je l’imaginais. Que disait-il aux Anglais ? Il donnait des noms ? Il racontait les réunions secrètes ? Il livrait l’emplacement d’une cache ? Je ne saurai jamais. J’entendais seulement rire la femme. Voilà. Ça y est. Je sais. Il se moquait des Irlandais. Il ridiculisait leur combat et leurs souffrances. C’est pour ça que la femme riait. Ce n’était pas un repas de travail. C’était un repas amical, à côté de l’ambassade de Grande-Bretagne, avec des blagues anti-irlandaises en fin de repas. Je l’ai imaginé se lever le premier, serrer la main à l’homme et embrasser la femme. Il l’a embrassée. Elle lui a donné une enveloppe. Quand il l’a embrassée, elle a glissé une enveloppe dans sa poche de veste. Mais non, pas une enveloppe. C’est impossible, une enveloppe. Ça, c’est dans les vieux films. Dans le méchant de brumes, le Judas mis en ombres par Fritz Lang. Non. Il l’a juste embrassée comme on prend congé d’une collègue. De sa collègue anglaise. De sa collègue souriante qui travaille à l’ambassade ennemie.
— Nous sommes arrivés, a dit Sheila.
Je dormais, bouche ouverte. D’un coup de langue, j’ai rattrapé un filet de bave. J’avais mal au dos. A un carrefour, en pleine campagne, il y avait deux voitures de la Garda, la police irlandaise. Et une autre un peu plus loin, sans signe de reconnaissance, avec trois hommes à bord et un quatrième, debout, adossé à la carrosserie. Sheila a ralenti. Elle est passée à hauteur du véhicule de police. Elle ne s’est pas arrêtée. Le fonctionnaire s’est penché, l’a reconnue. Il lui a fait un signe de tête et a noté quelque chose dans son carnet.
Tyrone Meehan m’avait parlé de la maison de son père. Je n’y étais jamais venu. C’était une ferme d’Irlande, de plain-pied, une bâtisse de chaux blanche et toit de chaume, en lisière de forêt. Une fumée légère sortait de la cheminée. Nous nous sommes garés sur le bas-côté de la route. Sheila a frappé trois fois du poing sur son avertisseur. Nous avons attendu dans la voiture. Et puis la porte s’est ouverte. Tyrone Meehan est apparu. Il avait mis un gilet de laine torsadé sous sa veste de tweed. Il portait sa casquette molle et une écharpe nouée. Il est sorti sur le seuil. Il a regardé à droite et à gauche. Il a fermé la porte à clef et m’a fait signe de le suivre en forêt.
— Je reviens te chercher dans une heure, m’a dit Sheila.
Je lui ai demandé si elle voulait rester. Elle a secoué la tête. Sheila Meehan n’a jamais beaucoup parlé. Dans les soirées, au pub, entre amis, elle a toujours gardé un silence terne. Depuis la trahison, elle est murée.
J’ai rejoint Tyrone sous le vent, au milieu des arbres morts. Il a cassé une branche de frêne pour se faire une badine. Il avait passé son pantalon dans ses bottes. Aucun bruit. Juste ses pas, les miens, sur le gelé d’hiver.
— On cherche du bois pour la cheminée, a dit Tyrone.
Il s’est baissé. J’ai fait pareil. Pendant de longues minutes, sans un mot, nous avons ramassé du bois humide et froid.
— Ça suffit ? j’ai demandé, montrant ma charge.
— Ça ne suffit jamais, a répondu Tyrone.
Et puis il s’est baissé encore, retournant une souche du pied. En relevant la tête, il a croisé mon regard. Je ne l’avais pas encore vu dans les yeux. Cela faisait dix-huit jours que j’attendais cet instant. J’y ai pensé toutes les nuits. Ce moment me privait de sommeil. Que serait le regard de Tyrone Meehan ? Est-ce qu’on perd son éclat après avoir trahi ? Est-ce que les yeux sont plus sombres ? Différents ? Sont-ils recouverts par un voile ? Un crêpe de soie terne ? Reconnaît-on un traître à son regard ? Tyrone a relevé la tête et nous nous sommes croisés. Nous sommes restés comme ça, quelques secondes immenses. Moi penché, lui levé à demi. C’était Tyrone Meehan. Un peu plus seul, peut-être, un peu inquiet aussi mais il gardait son sourire en coin de paupières, ses rides profondes tracées jusqu’à la tempe. Et puis il s’est relevé tout à fait. Je l’ai suivi. Nous sommes entrés dans la maison du père.
C’était une grande pièce, des murs vides, un sol de terre battue. Il y avait une porte. Une chambre, probablement. Un évier sans eau. Sur la table, une lampe à gaz et des bougies partout. Mon traître est allé à la cheminée. Il a déposé son fagot. J’ai déposé le mien dans l’angle. Il s’est agenouillé en soufflant. Son dos semblait lui faire mal, ses genoux aussi. Il a froissé du papier journal, posé quelques branches dessus et arrosé le bûcher de son essence à briquet. La flamme a été immédiate et vive. Il s’est relevé, il a jeté d’autres branches au feu. Et puis il est resté comme ça, face à l’âtre, mains dans les poches, me tournant le dos.