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— Gypo ! se lamente Katie Madden.

Elle regarde son grand homme à front de taureau. Il a l’air d’un enfant. Ses yeux se lamentent. Elle secoue la tête.

— A quoi bon, Gypo ? J’ai faim et je n’ai pas l’argent du loyer. Tu as de quoi me payer une chambre ? Ne me regarde pas comme ça, Gypo. Je n’ai que toi au monde. Je n’aime que toi et tu le sais. Mais comment échapper à cette vie ?

Elle se retourne. Derrière elle, sur la vitrine d’une échoppe, une maquette de bateau et une publicité, « L’Amérique pour 10 £ ».

— Regarde, ça nous nargue ! dit-elle en montrant la réclame.

Elle revient à Gypo. Elle murmure.

— 10 £ pour l’Amérique. 20 £ et le monde nous appartient !

— Pourquoi tu as dit ça ? grogne son homme.

— Quoi ? 20 £ ?

— Mais où veux-tu en venir ?

Gypo Nolan s’est jeté sur elle. Il la bouscule.

— Vas-y ! Va gagner tes 20 £ avec ce minable ! Elle se redresse. Le défie du menton.

— Saint Gypo ! Tu te crois trop bien pour moi ? Tu n’es pas meilleur que les autres ! Vous êtes tous pareils ! Garde tes beaux principes. Moi, je n’ai pas les moyens !

Elle s’en va. Il reste dans sa brume. Il la rappelle pour rien.

Tout à l’heure, il est passé devant une affiche collée par les Anglais sur les murs de la ville, un avis de recherche pour meurtre. Dessus, il y avait le nom de son ami, Frankie McPhillip, membre de l’IRA en fuite. Et aussi la somme de 20 £, en chiffres noirs immenses. Et il s’est demandé. Il s’est demandé si cet argent ne mettrait pas fin à leur misère. Et il s’est demandé si Katie ne lui avait pas posé cette même question. C’est pour ça qu’il s’est jeté sur elle et qu’il l’a secouée, de tristesse, de colère et de honte.

Katie est partie. Elle a quitté Gypo. Il remonte la rue, mains dans les poches et visage chagrin. Il repasse devant la boutique, la maquette de bateau, l’affiche. Il est là, dans l’obscurité, le regard en éclats. Tyrone me parlait de cet instant, ce moment-là, exactement. Celui que mon traître préférait. L’acteur Victor McLaglen n’est qu’une ombre de la rue. Une lumière de nuit le frôle. Il regarde l’affiche longtemps. Ses yeux sont immenses. Il est pure douleur. Son visage, son front, sa bouche ouverte disent qu’il livre bataille. Il abîme son visage par une grimace lourde. Il souffre. Il baisse la tête, passe une main sur son front, ses yeux, sa bouche. Il pleure. Il est plein d’effroi. Il relève les yeux et revient à l’affiche. La lumière capture son regard. Il est apaisé parce que son choix est fait. Il va trahir.

*

En rentrant de Belfast, j’ai acheté Le Mouchard, de John Ford.

— C’est un western ? m’a demandé le vendeur.

— Non, un film sur la guerre d’Irlande.

La question ne m’a pas agacé. J’ai même souri. Je ne me souvenais pas de l’histoire que racontait ce film. Des impressions vagues. La clarté tremblante du Nosferatu de Murnau, des regards inondés de lumière, des mots geints, des gestes de théâtre, mains serrées sur le cœur. Ce n’était pas pour Gypo Nolan, Katie Madden et Frankie McPhillip que j’ai cherché le film, mais pour Tyrone Meehan, pour faire quelques pas en sa compagnie. Je voulais être là, me retrouver auprès de lui, sur son canapé, comme pendant toutes ces années, lorsqu’il attendait que le luthier français reparte et que Sheila dorme à l’étage, pour glisser la cassette dans le magnétoscope. « Alors Judas se repentit et jeta à terre les 30 pièces d’argent, puis s’écarta. » Tyrone lisait cette phrase, plein écran, à chaque fois, avant même que le film ne commence. Je l’ai lue aussi. J’étais assis par terre, chez moi, seul, je pensais à la maison du Donegal, aux bougies, au feu dans l’âtre. Je voyais Tyrone dans la forêt, courbé sur une souche. Je regardais l’acteur Victor McLaglen avouer à ses amis de l’IRA qu’il était le mouchard.

*

— Je ne savais pas ce que je faisais, gémit Gypo Nolan.

Il est assis sur un banc, dans une grande pièce, entouré d’hommes en armes, en casquettes et imperméables de pluie. Il se lève, agrippe à deux mains les revers du commandant Gallagher.

— Je ne sais pas ! Tu comprends ce que je vous dis ?

Il cherche un mot, un souffle, pose une main traquée sur l’épaule de Bartley, le grand soldat fermé. Il se retourne. Il implore. Il pleure. Il passe de regard en regard en nous offrant le sien. Son foulard dénoué est mouillé de sueur.

— Les gars ! Est-ce qu’il n’y a pas un homme ici qui me dise pourquoi j’ai fait ça ?

Gypo Nolan retombe lourdement sur le banc, visage entre les mains.

— Ma tête me fait mal. Je ne peux pas dire pourquoi je l’ai fait. Je ne sais pas pourquoi.

*

Le lendemain de ma visite à Tyrone, j’ai bu. Je suis allé dans les pubs de Jim. Tous, ou presque, le temps d’un seul whiskey, au bar, tête renversée et les yeux fermés. J’ai remonté Falls Road en sonnant aux portes grillagées. Chaque fois, quelqu’un s’est approché de moi. J’étais le Français, le luthier, l’ami du traître. Il n’y avait aucune méchanceté, aucun reproche. J’ai senti quelque chose comme de la compassion. J’ai eu des bras autour des épaules, des yeux dans mes yeux, des poignées de main, des gestes de bière. Les gens se demandaient pourquoi ? Pourquoi lui ? Pourquoi Tyrone Meehan ? Un homme a dit qu’il fallait chercher la femme.

— La femme ?

— La femme, a répété l’homme en hochant la tête.

— Une maîtresse, vous voulez dire ?

J’ai pensé à Sheila. Jamais je n’ai vu Tyrone jouer du regard avec une femme. Jamais je ne l’ai vu avoir un geste, une attitude, quelque chose du chien.

— On ne trahit pas 25 ans pour une femme, a dit sa femme.

— Ça dépend de la femme, a répondu le mari.

Il a pris un air. Il a dit qu’on pouvait imaginer une liaison de Meehan avec l’épouse d’un officier de l’IRA emprisonné. Un moment d’égarement en temps de paix, un acte de trahison en temps de guerre. Il parlait comme s’il savait. Il s’est tourné vers sa femme. Il lui a dit que, lorsqu’il était lui-même derrière les barbelés, l’idée qu’elle le trompe l’aurait détruit.

— Et maintenant imagine que les Brits l’apprennent et le tiennent avec ça, a encore dit l’homme.

Il m’a regardé gravement, bière à la main.

— Il fait quoi, ton Meehan ? Il file doux. Il trahit.

— Conneries ! Le chantage peut marcher une fois, pas toutes ces années, a glissé un vieux type qui buvait au bar.

Il a dit qu’il ne connaissait pas Meehan, mais qu’il en avait vu passer, des mouchards. Pour l’argent, par orgueil, pour en finir avec la violence, par vengeance après une punition de l’IRA ou pour avoir été écartés du Mouvement. Il a dit tout avoir connu et vu. Et même, qu’il avait récemment lu un livre écrit par un informateur. En finissant sa bière, il a expliqué que les Britanniques essayaient de séduire le traître, pas de l’obliger. Il a dit qu’un bon traître était un homme heureux, choyé, considéré par ses nouveaux maîtres. Qu’il avait besoin de reconnaissance et qu’on lui en donnait. Il a dit qu’un bon traître ne pouvait pas haïr l’autre camp. Qu’on ne pouvait le tenir ni par la force ni par le chantage. Que le chantage et la force le rendaient volatil, versatile, fragile et sans valeur pour l’ennemi. Il a dit ça et puis il a posé sa bière, il nous a tourné le dos, il a haussé les épaules et il est sorti en se demandant tout haut pourquoi il me racontait ça.