Jack était portier devant le McDaids. J’avais beaucoup bu. Il m’a laissé entrer quand même. Assis sur son tabouret, pouce dirigé vers la porte, un homme m’a juré que Tyrone avait fait ça pour protéger son fils. Sûrement. Il avait cru qu’en collaborant avec l’ennemi, son Jack aurait une remise de peine, qu’il serait libéré plus tôt. Ça s’était vu, m’a juré le gars. Contre des informations, on libère ta femme ou ton gosse. Tu refuses ? Alors on les garde le temps qu’il faudra.
Au Busybee, un républicain m’a dit qu’après l’enterrement de Jim, Meehan avait été tenu responsable des incidents, qu’il avait dû être menacé de nombreuses années de détention, peut-être même de la prison à vie. On te colle deux ou trois meurtres en plus et voilà. Perpétuité, ça fait réfléchir un soldat et ça peut faire fléchir un homme. La prison, il en sortait. Il n’a pas voulu y retourner. C’est pour ça qu’il a craqué, m’a expliqué le gars en allumant une cigarette.
Au Kittie’s, quelqu’un a dit qu’il avait connu un type comme ça. Un joueur, un malade, un homme à double personnalité, qui avait trahi pour l’adrénaline, l’envie du risque, exactement comme on se lance d’un pont retenu par un élastique. Une femme croyait savoir que Tyrone était fatigué et qu’il voulait que la guerre s’arrête. Une autre s’est demandé s’il n’était pas agent double, si l’IRA ne lui avait pas donné l’ordre de jouer les traîtres pour aider la République. Un jeune gars d’Ardoyne a haussé les épaules en disant qu’il ne fallait pas comprendre les salauds, mais les éliminer. Deux autres ont refusé de me parler. Une dame âgée avait entendu dire que Tyrone avait peut-être un grand-père anglais. Une autre m’a expliqué que son propre fils avait gagné un voyage en Grèce, il y a huit ans. Son nom avait été tiré au sort par une chaîne de magasins. Ça tombait bien. Il sortait de Long Kesh. Lui et sa femme sont allés au rendez-vous dans un grand hôtel de Belfast, pour retirer leur lot. Ils se sont retrouvés dans une chambre avec trois hommes, l’un d’eux avait un fort accent anglais. Sur une table, il y avait leurs billets d’avion et 3 956 £ en liquide dans un sac ouvert, exactement ce qui manquait pour rembourser les traites de leur voiture. Les hommes se sont présentés comme Unité des Forces de Recherche britanniques. Us savaient tout du couple. Ils ont dit à la femme que cet argent était à eux s’ils aidaient à arrêter les tueries. S’ils acceptaient de renseigner. Elle s’est mise à crier au secours. Son mari a renversé une chaise du pied. Us se sont enfuis de l’hôtel et sont allés tout raconter au centre de presse de Sinn Féin.
Au Rock Bar aussi, on m’a parlé d’argent. La trahison de Tyrone était payée. Il l’avait avoué à la conférence de presse. Personne ne savait combien, mais pas grand-chose. L’IRA avait des informateurs qui traquaient les mouvements suspects sur les comptes bancaires. Jamais Tyrone Meehan n’a attiré l’attention. On ne l’a pas vu autrement habillé qu’avec son tweed fatigué. En 25 ans, il s’est acheté deux voitures d’occasion. Il buvait normalement et payait à son tour. Il ne jouait pas et ne se droguait pas. Sheila et lui sont allés une fois à Paris, deux fois en Espagne. Ils passaient leurs vacances dans un camp de caravanes sur la côte d’Antrim. Quoi d’autre, alors ? Il devait y avoir quelque chose. Et au fait, interrogeait la rumeur, où était-il, maintenant ? Personne ne l’avait revu. En Angleterre, sous un faux nom ? Ou en Amérique. Ou en Australie, avec le visage refait. Qu’est-ce qu’ils en savent, tous ? Et moi, je savais, moi ? Je savais quoi ? Je voulais savoir, vraiment ? Est-ce que vraiment je voulais savoir ?
— Tu sais quelque chose, le Français ?
Rien. De rien. J’avais la tête lourde. L’ivresse. J’écoutais à peine. Les bruits de verre, les voix d’alcool, la bousculade des dernières bières avant le rideau du bar baissé. Je regardais ces hommes, je voyais le dos de Tyrone, occupé à raviver le feu. J’aurais dû lui poser la question.
— Tu veux savoir quoi, Tony ?
Rien, je lui réponds. Mais quel con ! Je ne veux rien savoir. Je fais comme. Je me drape. Je fais le malin. Rien, c’est ton secret, Tyrone Meehan. Je te respecte, malgré tous et malgré tout cela. Savoir, moi ? Mais tu n’y penses pas Tyrone Meehan ! Je ne suis pas de cette race. Savoir quoi ? Pourquoi tu as fait ça ? Moi, savoir ça ? Certainement pas ? Peu m’importe. C’est fait. Cela aurait très bien pu m’arriver aussi. Nous avons tous un petit Gypo Nolan dans le cul, Tyrone Meehan. Si je suis venu, c’est pour savoir ce que tu pensais vraiment de moi pendant toutes ces années. De moi, Tyrone Meehan. Est-ce que j’étais vraiment ton ami ? Dis-moi ? Tu m’aimais ? Tu ne m’as pas trahi, moi ? Rassure-moi, Tyrone. Trahir ta femme, ton fils, ton pays, ton honneur, ta liberté oui, mais pas moi, dis ! Tyrone Meehan ! Tu n’es pas mon traître, n’est-ce pas ? Dis-moi qu’il nous reste au moins ça ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan !
Au Beehive, je suis sorti vomir. Une femme qui l’avait connu me parlait de Tyrone. Elle a dit qu’il n’y avait pas de honte à l’avoir aimé, et à toujours l’aimer. Ça ne lui donnait pas raison, ça ne l’excusait de rien. Elle a dit que Sheila l’aimait pour ce qu’il était d’abord. Un mari aimant, élégant, attentif, drôle, souvent fragile, qui veillait sur elle et sur leur enfant. Traître, mort, il restait l’homme avec qui elle a passé sa vie, riant avec lui, chantant avec lui, pleurant avec lui, luttant à ses côtés jour après jour pour protéger leur famille du feu de la guerre. Elle m’a dit que Jack avait aimé Tyrone en père. Et que je devais accepter mon amitié pour lui. Je l’écoutais mal. Mon cœur chancelait. J’ai vomi. Dans la ruelle derrière. Penché, accroupi comme pissent les femmes. Le Red’s fermait. Il était presque minuit. A la porte, les deux gars ne m’ont pas laissé entrer. Je les ai insultés en français. J’ai bu une dernière bière au Burn’s. La grille du bar était descendue. J’ai pris une pinte de Guinness entamée sur une table déserte. Les gens mettaient leurs manteaux. Je fermais un œil pour mieux voir. J’ai levé le verre. Moitié plein. J’ai raclé une chaise. Je me suis assis. La lumière s’éteignait et s’allumait pour nous dire de partir. J’ai regardé autour de moi. Pas de drapeau irlandais, plus une affiche républicaine. Pas d’hymne national pour finir la soirée. Rien. C’est donc ça, la paix ? On oublie tout ? Bobby ? Connolly ? Tous les autres ? On met son manteau et on rentre à la maison ?
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Dans le film, Gypo Nolan le mouchard s’est échappé. Un homme de TIRA le retrouve. Il a un chapeau mou, un imperméable sanglé. Il tient un Lùger en main. Son regard dit la mort. Il tire quatre fois.
Gráinne O’Doyle
Je savais. Une douleur à la poitrine au lever, et aussi dans les épaules. Le 6 avril 2007, mon téléphone a sonné vers onze heures. Une voix que je connaissais, à la fois métallique et grave. Je n’avais pas revu le père Byrne depuis la cathédrale Saint-Pierre. Au téléphone, il m’a appelé Antoine. Il aimait bien ce prénom. Il m’a expliqué que saint Antoine était le patron des prisonniers, des naufragés et que Meehan était tout cela à la fois.