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William Gibson

Mona Lisa s’éclate

1. LA CRASSE

Le fantôme était le cadeau d’adieu de son père. Un secrétaire vêtu de noir le lui avait apporté dans un salon d’attente de l’aéroport de Narita.

Les deux premières heures du vol vers Londres, elle l’avait oublié au fond de son sac, forme oblongue, lisse et noire ; sur une des faces, plate, on avait gravé le sigle de la Maas-Neotek ; l’autre était légèrement incurvée pour mieux s’insérer au creux de la paume de son utilisateur.

Elle se tenait assise très raide dans son fauteuil de première classe, les traits figés en un masque froid qui reproduisait l’expression la plus caractéristique de sa défunte mère. Les places avoisinantes étaient toutes vides ; son père les avait louées. Elle refusa le repas présenté par un steward nerveux que ces sièges vacants effrayaient, témoignage de la fortune et du pouvoir du père. L’homme hésita puis s’inclina et se retira. Très brièvement, elle laissa le sourire de sa mère se peindre sur son masque.

Les fantômes, songea-t-elle plus tard, alors qu’elle volait quelque part au-dessus de l’Allemagne, en fixant le revêtement du siège voisin. Comme son père les traitait bien.

Il y en avait aussi derrière le hublot, des fantômes, dans la stratosphère de l’Europe en hiver, images partielles qui commençaient à se former dès qu’elle laissait errer son regard. Sa mère au Parc Ueno, fragile visage au soleil de septembre. « Les grues, Kumi ! Regarde les grues ! » Et Kumiko regardait de l’autre côté du bassin de Shinobazu sans rien voir, pas la moindre grue, juste quelques points noirs et sautillants qui devaient être des corbeaux. Les eaux étaient lisses comme la soie, d’une couleur de plomb, et de pâles hologrammes vacillaient, indistincts, au-dessus d’une lointaine rangée de stands de tir à l’arc. Kumiko devait les revoir plus tard, les grues, bien des fois, en rêve ; elles prendraient la forme des origamis, pliages anguleux de feuilles de néon, volatiles flamboyants et raides, voguant au clair de lune de la folie maternelle…

Souvenir de son père, robe noire ouverte sur une tornade de dragons tatoués, avachi dans son fauteuil derrière le vaste champ d’ébène de son bureau, les yeux plats et brillants comme ceux d’une poupée peinte. « Ta mère est morte. Comprends-tu ? » Et tout autour d’elle, les plans d’ombre de la pièce, les ténèbres aiguës. La main de son père qui avance, mal assurée, sous le cône lumineux de la lampe, pour brandir un doigt vers elle, la manchette de la robe qui glisse et révèle une Rolex en or mais aussi d’autres dragons, avec leur crête ondulant en vagues, et qui saillent, forts et sombres, de son poignet tendu. Vers elle. « Comprends-tu ? » Elle n’avait pas répondu mais avait fui, courant se réfugier vers une cachette connue d’elle seule, à l’abri de la plus petite des machines à laver. Ils avaient tournicoté autour d’elle toute la nuit, à sa recherche, la balayant toutes les deux minutes de salves roses de lumière laser, jusqu’à ce que son père finisse par la trouver et (odeur de whisky irlandais et de cigarettes Dunhill) la ramène dans sa chambre au second étage de l’appartement.

Souvenir des semaines qui suivirent, jours engourdis, passés le plus souvent dans la sombre compagnie de tel ou tel secrétaire vêtu de noir, homme méfiant, sourire machinal et parapluie roulé serré. L’un d’eux, le plus jeune et le moins prudent, lui avait offert, sur un trottoir bondé de Ginza, à l’ombre de l’horloge Hattori, une démonstration de kendo, aussi experte qu’impromptue. Entre des vendeuses ébahies et des touristes aux yeux agrandis de surprise, il avait fait virevolter son parapluie noir en une inoffensive réplique des gestes de cet art antique. Et Kumiko avait alors souri, de son propre sourire, brisant le masque funéraire, et aussitôt elle avait senti s’ancrer plus profondément encore sa culpabilité, dans ce recoin de son cœur où logeaient sa honte et sa faiblesse. Mais en général, les secrétaires l’emmenaient faire des achats, parcourir à la file les grands magasins de Ginza, entrer et sortir des douzaines de boutiques de Shinjuku que recommandait un guide Michelin en plastique bleu avec des expressions ampoulées. Elle n’achetait que les objets les plus laids et les plus coûteux, et les secrétaires marchaient impavides à ses côtés, portant les grands sacs brillants dans leurs mains rudes. Chaque après-midi, de retour à l’appartement de son père, les sacs étaient déposes avec soin dans sa chambre, où ils restaient, jamais ouverts ni touchés, jusqu’à ce que les femmes de chambre les retirent.

Et la septième semaine, à la veille de son treizième anniversaire, il fut décidé que Kumiko se rendrait à Londres.

— Tu seras l’hôte de mon kobun, dit son père.

— Mais je n’ai pas envie de partir, dit-elle en lui offrant le sourire de sa mère.

— Il le faut, répondit-il avant de se détourner. Il y a des difficultés, ajouta-t-il, pour l’ombre de son bureau. À Londres, tu ne risques rien.

— Et quand reviendrai-je ?

Son père ne répondit pas. Elle s’inclina et quitta la pièce ; elle avait garde le sourire de sa mère.

Le fantôme s’éveilla au contact de la main de Kumiko alors qu’ils entamaient leur descente sur l’aéroport d’Heathrow. La cinquante et unième génération de biopuces Maas-Neotek fit apparaître sur le siège voisin la silhouette indistincte d’un garçon sorti de quelque gravure passée qui évoquait une scène de chasse, les jambes négligemment croisées, en culotte fauve et bottes de cavalerie.

— Salut, dit le fantôme.

Kumiko plissa les yeux, ouvrit la main. Le garçon vacilla puis disparut. Elle contempla le petit boîtier lisse dans le creux de sa main et, lentement, referma les doigts.

— Re-salut. Je m’appelle Colin. Et vous ?

Elle le fixa. Il avait des yeux de fumée vert vif, le front haut, pâle et lisse sous une mèche brune rebelle. Elle pouvait entrevoir les sièges de l’autre travée à travers l’éclat de son buste.

— Si je suis un rien trop spectral à votre goût, précisa-t-il avec un grand sourire, on peut accroître la résolution…

Il apparut alors, un bref instant, inconfortablement réel et défini au point que les revers de sa veste sombre vibraient avec une hallucinante netteté.

— Seulement, ça vide les accus, dit-il avant de s’estomper jusqu’à retrouver son état antérieur. J’ai mal saisi votre nom.

De nouveau, ce sourire.

— Vous n’êtes pas réel, fit-elle, sans se démonter.

Il haussa les épaules.

— Pas besoin de parler tout haut, mam’zelle. Vos compagnons de voyage risquent de vous trouver un rien bizarre, si vous voyez ce que je veux dire. La méthode, c’est de sous-vocaliser. Je capterai vos messages par conduction épidermique…

Il déplia les jambes et s’étira, les mains croisées derrière la tête.

— Votre ceinture, mam’zelle. Je n’ai pas besoin de boucler la mienne, bien sûr, n’étant, comme vous l’avez signalé, pas réel.

Kumiko fronça les sourcils et lança le boîtier sur les genoux du fantôme. Il s’évanouit. Elle attacha sa ceinture, regarda l’objet, hésita, le reprit.

— Alors, c’est votre première visite à Londres ? demanda-t-il en se condensant à la lisière de son champ visuel.

Elle acquiesça, malgré elle.

— Ça ne vous gêne pas de prendre l’avion ? Vous n’avez pas peur ?

Elle fit non de la tête, se sentant ridicule.

— Peu importe, reprit le fantôme. Je ferai attention pour vous. Nous serons à Heathrow dans trois minutes. Quelqu’un vous attend à l’arrivée ?

— L’associé de mon père, répondit-elle en japonais.

Sourire du fantôme.